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c’est là surtout que les destinées s’élaborent, dans un travail qui malheureusement n’est pas toujours très clair. Nous ne parlons pas de la guerre elle-même ; elle se développe normalement, sans aucune action décisive, il est vrai, mais nous n’en attendons pas encore ; l’hiver n’est pas assez avancé pour que nous sortions de la période de patience dont nous avons toujours dit qu’elle serait longue. Notre situation reste très bonne. La solidité de notre immense ligne de bataille a été mise à l’épreuve sur tous les points, et n’a faibli sur aucun. La lecture des Communiqués que nous recevons deux fois par jour présente sans doute une certaine monotonie ; mais par cela même elle est rassurante. Elle ne le serait pas si nous nous usions plus que nos adversaires, mais c’est le contraire qui est vrai : nous n’en voulons pour preuve que les nouvelles, rares mais sûres, qui nous arrivent du dehors. L’Allemagne se rationne elle-même. Son gouvernement a monopolisé tous les blés entre ses mains et il les convertit en farine pour la distribuer à tant par tête d’habitant. Ce n’est pas un petit travail, mais on ne saurait refuser à l’Allemagne une méthode supérieure dans l’organisation administrative. Elle calcule assez bien pour reconnaître que le blé lui manquera bientôt et qu’elle est dès maintenant obligée d’y mêler diverses fécules : peut-être devra-t-elle, après celui du blé, établir le monopole des pommes de terre. Nous sommes bien loin d’en être là, nous qui ne manquons de rien. La Russie ne souffre pas davantage, ou, si elle le fait, c’est de la quantité des stocks de céréales qu’elle ne peut pas écouler. L’Allemagne est le seul pays du monde où la privation de certaines denrées indispensables à la vie commence à se faire sentir. Il ne faut donc pas trop nous plaindre des lenteurs qui mettent notre patience à l’épreuve : les comparaisons qu’elles nous permettent de faire ne sont pas à notre désavantage.

Mais que se passe-t-il dans les pays neutres comme l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce, pays dont nous respectons profondément la liberté, et sur lesquels nous ne cherchons pas à influer, sans toutefois que notre réserve puisse aller jusqu’au désintéressement : nous nous intéressons, au contraire, beaucoup à ce qui s’y prépare. Les choses ne s’y présentent pas avec une clarté parfaite et il est encore difficile de savoir, de prévoir quels y seront les événemens prochains. Quels qu’ils soient, nous resterons reconnaissans à l’Italie de l’immense déception qu’elle a causée à l’Allemagne en proclamant sa neutralité, à laquelle elle a donné pour gage le retrait immédiat des forces qu’elle avait réunies sur notre frontière.