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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/348

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sur Amelot de la Houssaye, l’un de ses traducteurs, dans l’espèce de catalogue d’auteurs français placé en tête de l’ouvrage. Et que cette mention même est innocente, presque dédaigneuse !

« Amelot de la Houssaye traduisit et commenta le Prince de Machiavel, livre longtemps cher aux petits seigneurs qui se disputaient de petits États mal gouvernés, devenu inutile dans un temps où tant de grandes puissances, toujours armées, étouffent l’ambition des faibles[1]. » Rien d’autre ; sauf une note en bas de page dans l’édition in-4o, Genève, 1749, et elle est franchement désagréable, et tendancieuse sans doute, reproduisant ces paroles extraites des prétendus Mémoires de Mme de Maintenon, t. V, p. 6 : « La Cour de Vienne, de tout temps infectée des maximes de Machiavel et soupçonnée de réparer par ses empoisonneurs les fautes de ses ministres[2]. »

A l’assaut de Frédéric, Voltaire ne résiste pas ; il passe condamnation et l’on peut croire que les lignes citées plus haut ne sont qu’une transcription refroidie de sa missive du 20 mai :

« La première chose dont je me sens forcé de vous parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous point ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi de ce que j’ai loué le style d’un méchant homme ? C’était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s’élever, à étudier cette politique infernale ; il est d’un prince tel que vous de la détester. Cet art, qu’on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilliers, a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage ; mais il n’a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux ; cela est bien certain. A quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse ? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme. »

Le 17 juin, Frédéric prend acte de sa victoire :

« Mon cher ami, c’est la marque d’un génie bien supérieur que de recevoir, comme vous faites, les doutes que je vous propose sur vos ouvrages. Voilà, donc Machiavel rayé de la liste des grands hommes, et votre plume regrette de s’être souillée de son nom. L’abbé Du Bos, dans son parallèle de la poésie et de la peinture, cite cet Italien politique au nombre des grands

  1. Édit. Beuchot
  2. Édit. de Genève, t. I", p. 345.