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lourde pour riposter à l’ennemi, nous devions nous contenter d’attendre l’attaque inévitable qui allait suivre le nettoiement du terrain. Mais, là, les soixante-douze pièces de nos six groupes pouvaient dire leur mot. Malheureusement, à notre droite, les ravages causés dans les tranchées belges par les rafales de l’artillerie allemande ne permettaient plus à nos alliés de se maintenir : prévenu à temps, l’amiral envoya quatre de nos compagnies les remplacer. Les tranchées n’étaient pas plutôt regarnies que l’attaque ennemie se déclencha. Sûre d’elle, du succès, elle avait adopté, comme la première fois, la formation en masses profondes, les mitrailleuses à l’arrière, les vétérans aux deux ailes, les conscrits au centre et à l’avant, ceux-ci avec des figures d’extatiques, ceux-là gorgés du souvenir de leurs anciennes victoires, tous communiant dans le même idéal patriotique, cadençant le pas et chantant leurs hymnes au Dieu national[1]. C’étaient des jeunes gens pour la plupart, presque des enfans[2]. Dans les tranchées plus tard, quand les fusiliers tomberont sur eux, ils se jetteront à genoux, joindront les mains et demanderont grâce en pleurant. Mais ici, dans l’ivresse de la mêlée, coude à coude sur seize rangs d’épaisseur[3], ils n’ont plus qu’une grande âme collective et farouche ; ils avancent d’un mouvement rythmique, à peine onduleux, quand la mitraille les bat, vrais fils de ces autres barbares qui se liaient de chaînes pour ne faire qu’un bloc dans la mort ou dans la victoire. Une odeur d’alcool, d’éther et de meurtre les précédait, comme l’haleine de cette machine sanglante. Nos hommes les laissèrent approcher à moins de cent mètres : aux cris de Vorwaerts (En avant ! ), partis des rangs ennemis, répondirent brusquement chez nous les ordres : « Feu à volonté ! Feu à répétition ! » jetés par les officiers et les premiers maîtres. Derrière leurs créneaux, dans le bourdonnement des balles et l’éclatement des shrapnells, les fusiliers ne perdaient pas un de leurs coups. Nos mitrailleuses se mettaient de la partie. « On

  1. Cf. rotations diverses, et notamment Ct de Civrieux (République Française du 10 février).
  2. Voyez la lettre de la p. 375. Cf. aussi ce passage de la lettre du fusilier F. A…, d’Audierne : « Nous avons fait des prisonniers tout jeunes, d’à peine 16 ans et qui s’étaient engagés soi-disant pour faire la police à Paris. Voyez comme ces gosses sont trompés ! » D’un autre, le fusilier C…, du Palais : « Trois jeunots d’Allemands, d’environ seize ans, se trouvaient à trois ou quatre mètres de moi… »
  3. Vingt rangs, selon d’autres ; en colonnes par 8, suivant une troisième version.