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philosophe, historien, poète ou du moins rimeur, musicien, compositeur et exécutant, acteur ou lecteur et déclamateur ; mais ce ne sont là que ses petits côtés, quelque intéressans qu’ils puissent être ; ce n’est pas par-là qu’il est grand. Il n’est Frédéric le Grand que comme politique et comme général ; et là, soit comme l’un, soit comme l’autre, dans la paix et dans la guerre, l’Anti-Machiavel est pleinement, intégralement machiavéliste.

J’écris ce mot sans blâme ni défaveur. Je le prends en son acception non vulgaire, mais scientifique, non conventionnelle, mais réelle, non sentimentale, mais vraie. Je dis donc, et je voudrais le prouver, que l’ennemi de Machiavel, inconsciemment ou consciemment, d’instinct ou par combinaison, de son libre choix ou contraint par la force des choses, agit, dans toutes les circonstances déterminantes de sa vie, comme s’il eût été ce disciple de.Machiavel que la rancune de Voltaire insinue qu’il pourrait bien avoir été, ayant pris la précaution de renier d’abord le maître, pour mieux le suivre.

Macaulay semble, en une certaine mesure, s’être associé à un tel jugement :

« A force de discourir sur la modération, la paix, la liberté, le bonheur qu’un bon cœur trouve dans le bonheur des autres, » le prince royal « avait trompé des hommes qui auraient dû savoir à quoi s’en tenir. Ceux qui le jugeaient le plus favorablement espéraient un Télémaque à la mode de Fénelon. D’autres prédisaient l’approche d’un siècle des Médicis, d’une ère favorable à la science et aux arts, et peu hostile aux plaisirs. Personne ne soupçonnait qu’un tyran, doué de talens extraordinaires pour la guerre et la politique, d’une persévérance plus extraordinaire encore, sans crainte, sans foi et sans miséricorde, venait de monter sur le trône. »

Tout le monde pourtant n’avait pas été dupe. Ce bon vieil Hercule de Fleury, « petit prêtre nonagénaire, » que Voltaire et Frédéric s’efforçaient à qui mieux mieux d’habiller en radoteur, glissait dans son compliment l’expression de son inquiétude. Un « siècle des Médicis, » c’est très bien, — pourvu que cela dure ! Télémaque, excellent jeune homme, — pourvu qu’en vieillissant, il ne devienne pas Ulysse fécond en ruses !

« Je ne savais pas que le précieux présent que m’a fait Mme la marquise du Châtelet de l’Anti-Machiavel vînt de vous ;