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faut être simulateur et dissimulateur accompli, et ne s’attacher qu’à ce principe invariable : si les hommes étaient tous bons, une telle morale ne serait pas bonne ; mais, comme ils sont mauvais et ne se gêneraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à te gêner envers eux. Assouplis ton âme, forme-la à ne point se départir du bien, si c’est possible, mais à se résoudre au mal, si tu t’y trouves obligé. Paraître avoir certaines vertus est d’une tout autre importance que de les avoir réellement, puisque de les avoir et de les pratiquer sans exception peut nuire, tandis que de paraître simplement les avoir ne peut être qu’avantageux. Le tout est de maintenir et d’augmenter l’Etat ; pourvu que l’on y arrive, il n’est pas de moyens qui ne soient considérés comme honorables, car le vulgaire ne voit que la surface des choses, et le monde n’est peuplé que de vulgaire.

Placez maintenant sur ce portrait du Prince le portrait du grand Frédéric : ils coïncident exactement. Le visage de Machiavel et le masque de l’Anti-Machiavel se confondent : ils sont égaux entre eux et interchangeables. C’est tout ce que j’ai voulu établir. J’ajoute seulement : il est remarquable que ce soit en Allemagne qu’on ait vu, dans les temps modernes, la reprise la plus complète du machiavélisme, théorique avec le « Surhomme » de Nietzsche, — l’Homme fort, qui n’est qu’une transposition du Prince, — pratique avec Bismarck ; qu’il y ait gagné la philosophie, et se soit, par l’influence des soi-disant « intellectuels, » étendu au peuple tout entier. La théorie et la pratique allemandes ont même exagéré le machiavélisme primitif. Dans le machiavélisme d’origine florentine et latine, il n’y avait rien d’inutile, il y avait le sens de la mesure, de l’équilibre : ne quid nimis. L’Allemagne s’est ruée par-delà, à deux pieds, à quatre pieds, en cheval échappé, en bête lâchée. Le « machiavélisme, » chose scabreuse, même pratiqué par des artistes, ne saurait être qu’une vilaine chose, quand il est pratiqué par des barbares.


CHARLES BENOIST.