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d’étagères, de vide-poches, de cadres. Il emplira d’inutilités fragiles les chambres, la salle à manger, le salon, de sorte qu’on n’osera plus, chez lui, bouger ni épousseter. Il aura des déboires, quand sa femme et ses enfans n’admireront guère ses bibelots et, à table, se révolteront si, renonçant au dessert, il se met à manœuvrer la scie et souffle sur les tartines la poussière du bois. Mme Truflaut le réprimandera, pour les dépenses que le matériel de son art exige. Elle se révoltera, un jour qu’elle l’aura surpris à décrocher les portraits de famille en vue de remplacer par des cadres découpés les cadres anciens. Il aura des angoisses, les jours qu’il aura soumis au jugement d’un public dédaigneux ses meilleures pièces ; et il aura de grandes joies d’orgueil, lorsqu’un de ses camarades lui commandera, pour servir de récompense au concours de l’arc, un régulateur en cuivre de septante-cinq francs. Déceptions et aubaines occuperont sa vie ; la bonne et la mauvaise fortune, péripéties quotidiennes, il les supportera de son mieux, et assez mal généralement, avec trop de chagrin, trop d’allégresse. Mais enfin, pâtir et jouir, c’est le lot d’une âme sensible, d’une âme qui évite la plus morne langueur. Ne plaignons pas Truffant. Tranquilin Mazurel a moins de flamme. Il découpe, mais obscurément, petitement ; et il use son existence plutôt qu’il ne la goûte. Tranquilin Mazurel, moins fou et, partant, moins raisonnable, — car il traite son absurdité sans nulle fantaisie, — nous le verrons s’acheminer tristement jusqu’à la mort ; nous le verrons tourner à l’hypocondrie, jaunir à cause d’une maladie de foie, devenir à peu près inerte dans son fauteuil, le menton sur la poitrine, les bras allongés aux genoux : « quand l’heure sonnait à la petite pendule, sa femme déposait sur la cheminée l’ouvrage de couture où elle faisait des reprises et lentement, avec des gestes doux, lui offrait des potions. » Il trépasse et à peine s’en aperçoit-on ; ses amis se résignent à cet événement très facilement. Truffaut, lui, n’est pas de cette espèce calme. Nous ne le verrons pas mourir : l’auteur nous laisse avant cet épisode funeste et ne veut pas que nous gardions de son héros un autre souvenir que sympathique. Truffaut, vers le soir de son âge, quitte le bureau de bienfaisance. Il a pris sa retraite ; il achète, à deux kilomètres de la ville, une petite maison, munie d’un jardin, tapissée de lierre et de glycines. Dans les allées semées de cailloux fins, il se promène. Armé d’un sécateur, il taille ses arbustes ; il ratisse et il bêche ; il peint ses tuteurs ; il étend le fumier sur la terre et songe à ses légumes. Il se porte bien ; ses travaux agrestes le fatiguent juste assez pour lui procurer le meilleur sommeil et, parfois,