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des idées, — l’historien peut se demander jusqu’à quel point les hommes d’autrefois ont aperçu ce problème si pressant aujourd’hui, sous quel aspect il s’est posé pour eux, comment ils en ont été affectés, et comment ils ont essayé de le résoudre.

A cet égard, des deux peuples anciens dont nous sommes les héritiers, c’est le peuple romain qui, croyons-nous, peut nous donner les enseignemens les plus curieux et les plus suggestifs. Les Grecs ont peut-être mieux vu les deux termes de l’antinomie, mais il semble qu’ils se soient exclusivement attachés à l’un des deux, — tantôt l’un, tantôt l’autre, suivant les individus et les époques, — avec une sorte de logique passionnément rectiligne. Leurs hommes d’Etat font de l’utilité nationale, entendue au sens le plus étroit, leur absolu critérium. Le roi de Sparte Agésilas, consulté sur l’opportunité d’une violation du droit des gens, — une attaque en pleine paix contre la citadelle d’un pays neutre, — déclare sans scrupule qu’il faut seulement examiner si elle est utile, car « dès qu’une action est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Et les Athéniens, plus « intellectuels » pourtant, d’un esprit plus ouvert et d’un cœur moins sec, ne raisonnent pas d’une manière différente. Qu’on relise, chez Thucydide, la délibération sur le sort des Mytiléniens révoltés. Les deux orateurs en lutte, Cléon, qui prêche la vengeance, et Diodote, qui conseille l’amnistie, ne sont d’accord que sur un point : c’est qu’Athènes a le droit de massacrer les vaincus, et qu’elle doit seulement se demander si elle y trouvera son avantage. « N’oubliez pas que vous êtes des tyrans, dit Cléon à ses concitoyens… Les pires fléaux d’une domination, c’est la pitié et la douceur. » Et son contradicteur, comme s’il craignait de paraître trop sensible, débute par une profession de foi encore plus brutale : « Même si je reconnais que les rebelles ont eu tort, je ne serai pas d’avis de les punir, à moins que nous n’y ayons intérêt ; et, même s’ils ont toutes les excuses, je ne conseillerai pas de les absoudre, à moins que cela ne soit bon pour Athènes. » Qu’on se rappelle aussi la mise en demeure, vraiment cynique, adressée par les Athéniens aux habitans de Mélos : « Pas de grands mots ! Nous ne vous dirons pas que nous avons droit à l’hégémonie pour avoir jadis chassé les Mèdes… Ne nous dites pas non plus que vous n’avez pas aidé les Lacédémoniens contre nous, que vous ne nous avez fait aucun mal. Tout cela ne nous persuaderait pas. Voyons, vous comme nous,