Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le possible : le possible, c’est aux plus forts de le faire, aux plus faibles de le subir. » Jamais peut-être la suprématie de la force et de l’intérêt n’a été plus vigoureusement affirmée que dans ces formules insolentes, d’une lucidité joyeuse et cruelle.

Mais, par réaction contre ces politiques âprement enfermés dans un nationalisme exclusif, les philosophes se laissent emporter à perte de vue dans un cosmopolitisme illimité. La patrie, à laquelle on sacrifiait tout, va être à son tour totalement sacrifiée. Le citoyen ne voulait pas voir l’humanité : les penseurs vont de parti pris nier la cité. Ce n’est pas seulement l’épicurisme vulgaire qui proclame que « la patrie est où l’on vit bien : » toutes les écoles de moralistes s’entendent pour réduire à néant le devoir national. Selon Aristippe, « le sage ne doit pas exposer sa vie pour son pays, parce que ce serait sacrifier la sagesse aux intérêts des insensés, et qu’au surplus son vrai pays est le monde. » Cratès se vante de n’avoir qu’une patrie, le mépris de l’opinion des autres. Zénon enfin, — suivi par tout le stoïcisme, — écrit un traité pour ruiner l’antique conception du patriotisme local : « Nous ne sommes pas les habitans de tel dème ou de telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des lois exclusives ; nous devons voir dans tous les hommes des concitoyens, comme si nous appartenions tous à la même ville et au même dème. » C’est déjà, — avec plus de simplicité dans le langage, — la conception de la fraternité humaine chère aux Lamartine et aux Michelet :


Je suis concitoyen de tout homme qui pense :
La vérité, c’est mon pays !


et, que cette Marseillaise de la paix stoïcienne ait pu retentir si vite après les fanfaronnades agressives d’un Cléon, ce n’est pas un des moins surprenans spectacles que nous offre l’histoire de l’hellénisme.

Les Grecs, on le voit, n’ont ignoré aucune des données de la question qui nous occupe. Ils ont successivement projeté sur chacune d’elles une lumière éblouissante, laissant l’autre dans l’ombre. Tour à tour Athéniens ou Lacédémoniens au point de n’être plus ni Grecs ni hommes, et hommes au point de ne plus savoir s’il existait une Lacédémone et une Athènes, on pourrait dire qu’ils ont dénoué le conflit entre les deux devoirs par la négation radicale de l’un des deux. Les Romains n’ont pas été