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avions une mer tout à fait calme, un beau ciel bleu et un soleil magnifique. Le bateau marchait grand train ; des deux côtés, nous voyions ces affreux mollusques que tu sais, les satrous[1], nager comme des poches bleuâtres à un pied sous l’eau. Pas le moindre mal de mer, même autour de nous : une dame de bonne volonté se força un peu, pour nous montrer ce que c’est ; mais c’est tout au plus si elle réussit à rendre son dîner.

« Au bout de quelques heures de navigation, l’ennui nous prit : il ne nous quitta guère qu’à Cherbourg. Un élève du Val-de-Grâce de Lille vint encore y ajouter quelque chose par sa conversation, et nous eûmes le temps de prendre en grande pitié les marins qui restent six mois sur mer. Au bout de huit heures, nous tombions d’ennui. Mais Cherbourg ne se fit pas attendre longtemps ; nous y étions à quatre heures du soir. Nous nous sommes payés en arrivant le spectacle de tout le beau monde de la ville qui se promenait en écoutant une musique de régiment. Mais le beau monde est peu de chose à Cherbourg ; comme ville, c’est une espèce de Fontainebleau maritime, un vrai nid à garnison. On ne rencontre que soldats et officiers, soit de terre, soit de mer. Un petit aspirant, dont nous avons fait la connaissance à table d’hôte, nous a fait visiter le port militaire. C’est à cent lieues au-dessous du Havre ; tout y est mort : un cadavre de port, et des cadavres de vaisseaux. De port commerçant, il n’y en a point, ou c’est tout comme. La campagne environnante est à l’avenant ; nous avons pu bien voir la ville du haut d’un fort qui domine tout le paysage, et qui a pour garnison quatre moutons, pour capitaine une vieille femme.

« Tout le département de la Manche est d’une insigne platitude : lande pure, et pas même de montagnes sérieuses. Nous n’y avons fait que de belles marches et de bons diners. Nous avons tout à fait renoncé à l’omelette et reconnu que le morceau de pain et de fromage était un abus. Nous dirions dans les bons hôtels et déjeunons de même. Depuis qu’un gargotier nous a fait payer cinquante sous une tasse de lait et un peu de beurre salé, nous avons juré de fuir les gargotes. Je suis aussi très heureux de t’annoncer que nous avons fini avec le cidre, juste

  1. Nom populaire des pieuvres, à Fécamp.