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au moment où nous commencions à pouvoir en boire sans nous faire tenir. Depuis Morlaix, on nous donne une bouteille pour deux à table d’hôte. Quand nous approcherons de Nantes, le vin sera à discrétion ; mais à ce moment-là, il faudra que je bouche Francisque : c’est un véritable gouffre ; il n’est aucun vin qui n’y passe, bon, mauvais, il boit tout sans sourciller. Adieu donc à ce malheureux quart de bouteille qu’il nous donnait autrefois. Nous aurons même à combattre pour qu’il ne boive pas la bouteille entière.

« Le Sud du département de la Manche nous a consolés du Nord. Granville est une ville féerique, bizarre et, par-dessus le marché, élégante. La plage y est belle, toute semée de rochers ; la ville est moitié sur un roc, moitié sur un autre, avec un pont de bois entre les deux. C’est immodérément joli. Avec cela, il est bon de te dire que, depuis que nous t’avons dit adieu, nous avons eu constamment beau temps. J’ai peur que cela ne dure pas : le ciel se barbouille depuis trois jours.

« Après Granville, où nous avons fait un court, charmant et ruineux séjour, nous avons vu Avranches, admirablement situé sur une montagne escarpée, d’où l’on a vue sur une foule de paysages de terre et de mer. D’Avranches, nous avons marché à travers quatre lieues de sables prétendus mouvans, jusqu’au mont Saint-Michel. C’est un rocher vêtu d’un village, et coiffé d’un donjon, où pourrissent six cents détenus. On ne peut y aller qu’à la marée basse ; dans ce pays-là, la plage est si plate que la mer parcourt cinq lieues en montant chaque marée ; c’est là qu’elle marche, en certains momens, plus vite qu’un cheval au galop. Elle a eu le bon esprit de nous laisser passer tranquillement notre chemin.

« Les sables, dont les guides disent pis que pendre, n’ont pas paru affamés de notre peau ; nous sommes allés tout seuls, à vol d’oiseau et sans encombre. Il est vrai que le voyage a été un bain de pied continu. De là, nous avons gagné Saint-Malo, si gagner est le mot propre. Je ne trouve pas que cela vaille sa réputation. La ville est une espèce de tache d’encre sur un rocher, tant elle est sombre et noire. Tout à l’entour, la mer est belle et semée de rochers.

« Nous avons été sur le point de passer à Jersey, sur les terres de la bonne reine Victoria. Mais il nous fallait ou y passer quatre jours, ou n’y rester qu’un dimanche. Dans un