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un certain oubli de soi, un certain degré de chaleur morale, une certaine ferveur d’émotion, que seul l’apprentissage de la douleur, le consentement à la douleur auraient pu lui donner… » Tout cela, en effet, n’est pas de Montaigne : et voire, tout cela est si étranger à Montaigne que le langage, pour le réclamer, ne prend pas le tour de Montaigne et semble du style nouveau. M. Joachim Merlant, certes, s’en aperçoit ; s’il n’a point évité cette disparate, il l’a sentie ; je crois qu’il l’a voulue et que, par elle, il indique le caractère de sa méthode, laquelle n’est pas tout uniment historique, mais (je le disais) morale. S’il traite Montaigne comme l’un des maîtres de la vie intérieure, il ne se borne pas à figurer en lui un remarquable échantillon de l’homme de la Renaissance, et qui subit l’influence de son époque, réagit contre elle et, dans un ensemble vivant, constitue son personnage : il a des comptes à lui demander. Une méthode absolument historique à ce résultat de reléguer dans le passé, de les y confiner, de les y emprisonner, les écrivains et penseurs d’autrefois. S’ils durent, s’ils ne sont pas des morts ensevelis, amenons-les à nous et, avec toutes les précautions de la politesse, entretenons leur familiarité, continuons la causerie. Ils y consentent : les plus grands y consentent le mieux.

Du reste, les reproches qu’il faut adresser à Montaigne, nous ne les inventons pas. Il a été secoué. Son ennemi, ce fut l’ennemi du moi ; ce fut Pascal. Et Pascal, le soin de la justesse historique ne le gêne pas. Ce qu’il va chercher dans Montaigne, c’est la doctrine et c’est le moi. Or, depuis Montaigne jusqu’à ce dur janséniste, le moi, que Montaigne émancipait et instruisait, profita de ses libertés, les embellit.

A la fin du XVIe siècle, il y a une diffusion très singulière d’idées antiques et païennes dans la pensée française : idées stoïciennes et idées platoniciennes. Au chapitre de M. Joachim Merlant, joignons, pour connaître bien cet épisode, le savant ouvrage de Mlle Léontine Zanta, La renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, où Juste Lipse et Guillaume du Vair sont à l’honneur. Nous avons eu des stoïciens sous le règne d’Henri IV. Guillaume du Vair enseigne que l’homme est le maître de son âme. Il déclare que, « si nous voulons avoir du bien, il faut que nous le donnions à nous-mêmes. » Il écrit : « La nature a mis le magasin en notre esprit ; portons-y la main de notre volonté, et nous en prendrons telle part que nous voudrons… » Il affirme que nos passions, de qui notre destinée dépend, sont esclaves de notre volonté. Il accorde à la volonté la prépondérance ; il confie au moi le