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prodigieux. Mais son économie lui a été funeste. Il a été pris à Jérusalem d’une fièvre terrible, qui lui a attaqué le foie et qui ne sera pas facile à guérir. Il voyageait avec un curé de Bordeaux, qui est mort, en chemin, de la fièvre. Pour lui, il est rentré ici très las, très malade et très découragé ; ce qui le soutenait un peu, c’était la certitude de trouver des lettres de sa famille : la première qu’il a ouverte lui a appris la mort de son père. Vous jugez si notre maison doit être gaie. Nous nous droguons de compagnie, car j’ai eu aussi ma part de fièvre : personne n’y échappe. De son côté, Mlle Daveluy est très souffrante : elle a une névralgie aiguë qui la prive de sommeil, et qui fait tomber tous ses cheveux, qu’elle avait fort beaux. Je ne sais pas si vous savez que M. Daveluy, dès le jour de son arrivée, a établi un cordon sanitaire autour de sa fille, et pris les mesures les plus jalouses pour qu’aucun de nous ne pût seulement causer avec elle ; c’est seulement depuis le retour de Guérin et le mien, c’est-à-dire depuis cinq ou six jours qu’il s’est relâché de sa sévérité, et nous avons diné chez lui pour la première fois il y a trois jours.

« Voilà les seules nouvelles que je puisse vous donner ; je ne sors pas. Cependant le bruit public vient de m’apprendre que notre ami, le père Guérin avait été nommé consul à Syra, ce qui porte son traitement à 12 000 francs. Vous le connaissez assez pour deviner sa joie. Beulé ne nous a pas écrit depuis son départ, mais j’ai de ses nouvelles par ma mère qui a vu la sienne. Vous avez parfaitement raison, mon cher Garnier, dans ce que vous me dites de Beulé. Je suis sûr que s’il avait été moins absorbé par son travail, et moi moins embêté par ma correspondance de France, je n’aurais pas été si lent à lui rendre justice. Nous avons beaucoup causé, dans les quelques jours qui ont précédé son départ, et j’ai pu juger des excellentes qualités de son cœur. Mais j’ai eu tant de chagrins depuis mon arrivée dans ce pays que cela doit excuser bien des sottises.

« Je viens de perdre tout mon été : je n’ai ni travaillé ni voyagé, végété tout au plus. Je n’ai vu ni Constantinople ni rien de rien, si ce n’est Corfou. Voilà un pays à paysages ! Quinze millions d’arbres, des fabriques vénitiennes, des lacs, et la mer partout. C’est ce que j’ai vu de plus ressemblant à l’idée qu’on se fait de la Grèce. Mais le troupier anglais gâte tout. Vous avez eu tort de trimer tant autour du Péloponèse, où l’on ne trouve