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terribles. Et voici la prière qu’une toute petite fille, qui ne sait encore que balbutier, répète devant moi, à la grande joie de sa mère : « Petit Jésus, je vous donne mon cœur ; gardez maman, gardez papa, et cassez le nez aux Prussiens ! » Car nos gens de Meurthe-et-Moselle n’emploient, souvenir de 1870, que le mot de Prussien. On dirait que l’épithète Boche leur est inconnue ; n’aurait-elle pas traversé la ligne de feu ?

Dans ces villages proches de la frontière, s’était déjà établi le petit commerce allemand, et les jouets de camelote s’étalaient aux vitrines. « Seulement, comme les marchandes pensaient bien que nos enfans n’achèteraient pas leurs soldats, elles plaçaient un rang de soldats français par devant, pour les attirer ! » Je constate, au passage, ce que cette mentalité allemande et commerciale a de singulier, bien opposé à ce que d’autres peuples considéreraient comme patriotique…

Ces récits me font, plus que tout autre signe, pénétrer dans l’esprit de notre population opprimée. Je vois que, là encore, malgré tout, à travers tout, la confiance domine. Et j’admire par quel ressort secret s’est conservée une si belle tenue. Qu’on veuille bien remarquer que la plupart de ces paysannes ou de ces femmes d’employés sont sans nouvelles de toute une partie de leur famille depuis des mois, que plusieurs ont leur mari au feu et ne savent s’il est mort ou vivant. Et j’en rencontre bien peu chez qui le découragement ait pris le dessus. Une d’elles me dit cependant : « Il était temps que je revinsse : j’étais devenue neurasthénique, à force de rester avec les Boches. » Celle-là n’est pas, d’ailleurs, originaire du même département ; son langage l’indique.

Un peu plus loin, une scène poignante dont le souvenir me poursuit. Une petite fille joue avec sa poupée. Je cause avec la mère, qui vient d’un village du Pas-de-Calais. Comme je lui demande si elle avait assisté, dans cette région, à des scènes de destruction, elle me répond, sans phrases : « Oh ! oui, mais c’est la petite qui a vu massacrer ! Dis à la dame ce que tu as vu ? » Et l’enfant, sans cesser d’habiller sa poupée toute neuve, zézaye ceci : « Avec des fusils, devant la porte, ils en ont fait tomber trois, et puis ils étaient morts… » La mère m’explique qu’il s’agissait d’habitans du village, civils parfaitement innocens, que les Allemands ont tués ainsi, froidement, devant des enfans qui jouaient sur le seuil de leur maison. Et qu’ils