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dans les cabarets des hameaux. On y vide maintes chopes. Conscrits azurés, tommies verdâtres jouent, la pipe dans la moustache. Ils se tapent. Ils courent, ainsi que des collégiens pendant la récréation. Le nez en l’air, d’autres parient qui tâchent de reconnaître la nationalité de l’aviateur explorant le ciel. Certains, l’oreille tendue, discutent le calibre des pièces qui tonnent lourdement derrière l’horizon, qui, parfois, ici même, envoient leurs masses de mélinite et d’acier, comme en témoignent les cratères béans au milieu du guéret où grattent les poules. Cela n’empêche point les motocyclistes d’ébaucher un match, et grand bruit parmi les flaques, tandis que rient, les poings aux hanches, de jeunes et saines Flamandes. Des accordéons rythment les chants. On se croirait à la fête de la jeunesse et de l’abondance, tant les convois déchargent de victuailles et de bouteilles parmi les hourras des bénéficiaires.

On arrive dans Ypres par une rue de boutiques closes. Déjà, quelques maisons abîmées annoncent les ruines. Les voici, pires que celles de 1383, de 1584, causées par la fureur des Gantois et des Gueux. Maintes gazettes ont décrit l’acharnement des Teutons sur les beaux édifices pieusement respectés par les troupes victorieuses de notre Louis XIV, par celles de notre République Une et Indivisible. De tout cela : cathédrale, cloître, halles, hôtel de ville, il subsiste un portique à colonnes brûlées, l’énorme et très haute tour découronnée de la cathédrale, quelques nefs remplies de décombres. Ils recouvrent le tombeau même de Jansénius. Seul, un monsieur de marbre à favoris, et en habit ridicule persiste, impavide, sur le socle, au milieu de la catastrophe. Dérision cruelle qui joint du grotesque au tragique.

A l’intérieur noirci de la Halle aux Drapiers, les soldats anglais bivouaquent. Assis sur des moellons, ils excitent un maigre feu. Ils cuisinent. Ils brossent leurs habits verdâtres lourds de boue et de pluie. Roussis, jaunis, amincis en apparence, les murs extérieurs de la Halle penchent avec la série de leurs statues. Il semble que les façades ont gondolé debout sous l’action du feu. Des parties bombent hors de l’alignement. D’autres rentrent. Et cela comme il fût advenu à un décor en carton trop longtemps chauffé. Sur une face, sui l’autre, celle de la Grand’Place, les comtes de Flandre, leurs épouses de pierre, encore adossés contre les murailles s’inclinent, avancent ou se retirent selon les mouvemens