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monte, gronde, s’apaise. L’air tremble. Cela vibre au fond de nos oreilles étourdies. C’est la guerre. Elle nous a joints.

En dépit de l’appréhension secrète, nous nous rendons impassibles. Nous causons, tout en imaginant que le second projectile m’écrasera sur le pavé. Amas de sang, d’os cassés, de viandes sales mêlées aux étoffes et aux cuirs de ma vêture, je serai mort. L’univers aura cessé, pour moi, d’exister, avant une seconde, peut-être. Cependant je puis converser. Une batterie lourde des Allemands vise, à cinq kilomètres d’ici, le hameau. Leur obus est tombé trop à gauche du chemin où nous devisons. Le docteur estime qu’ils vont rectifier leur tiret bombarder la route d’Ypres par eux soigneusement repérée. Il nous engage à repartir avant que le feu de cette batterie ne s’accélère, comme chaque soir, vers l’heure du ravitaillement, pour disperser ou détruire nos convois. L’automobile servirait de cible à l’observateur embusqué dans un trou, avec son téléphone et son excellente jumelle, assez près d’ici, probablement. C’est bien à nous qu’il destinait son envoi.

Nous marchons à pas lents. Je m’arrête exprès, sûr de contraindre l’instinct à l’obéissance. Et je contemple longuement la campagne. Il m’étonne que ma crainte soit analysée seulement : cette évocation de mon corps en morceaux, ce bref essai de concevoir le monde aboli, cette inquiétude physique de l’ouïe.

En attendant le retour de nos compagnons et de l’infirmière qui visitent la tranchée de repli, notre curiosité du péril renaît. Elle souhaite la chute d’autres projectiles que redoute autant notre prudence encline à s’abriter sur le seuil de l’épicerie. Amusante contradiction. Alors nous revenons au milieu du chemin, pour mieux voir tomber le 305. La campagne est paisible, déserte. Les champs humides miroitent au soleil qui décline. Cela nous calme. C’est, de nouveau, la paix.

Entre les arbres grêles avance, au bout de la route, un soldat couché sur une civière que portent ses camarades. Le pantalon de gros velours brun s’aplatit, flasque, sur les tibias minces des jambes que botte lourdement l’argile de la tranchée. Voilà, de nouveau, la guerre.

On a rabattu le képi contre la barbe et croisé les poings sur la poitrine en capote déteinte. Ce brave est-il mort ? Le docteur fait la moue. Nous allons au-devant du cortège. Il s’achemine