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l’aviatik qui s’abîme, l’hélice en avant. Victoire. L’ennemi succombe. Les cœurs battent. Il s’allume. Il flamboie. Il se tord. Il laisse en haut un sillage d’étincelles. Il s’abat vers les champs où déjà bondissent, galopent des artilleurs en joie, des femmes qui glapissent, un cavalier éperonnant sa monture. Saisir, capturer l’ennemi : c’est un désir affolant. Tout le monde a surgi de ses trous, de ses abris, de ses maisons, de ses postes. Epars, les gens crient, gesticulent. Ensemble ils s’élancent et rivalisent. Ils arrivent enfin près de la flamme. Avant de s’éteindre, elle ronge la longue carcasse, les fils d’acier, et, sous le bloc du moteur, deux spectres hideux. Nus, longs, ouverts, ce sont deux charbons saigneux, convulsifs encore. Une bague d’or luit autour d’une phalange, sur un lambeau de main.

Qu’ils ont dû souffrir, ces deux hommes flambés en un instant après les cathédrales, les villages, les villes de leur conquête barbare ! Les voilà réduits à rien, les cervelles et les yeux cuits dans leurs crânes épouvantables, les cœurs rôtis dans leurs corps tordus, cagneux, recroquevillés. Ce sont les ennemis, ces débris de cuir roussi, de chairs calcinées, d’os cassés, de viandes saignantes, de vêtemens brûlés, de boutons fondus. Deux intelligences, tout à l’heure, s’exaltaient en ce pitoyable amas que salue l’horreur muette des assistans.

Nous espérons en vain l’ordre téléphonique de commencer le tir. L’après-midi s’achève. Il convient de partir, si nous voulons atteindre la tranchée de première ligne avant la nuit. Notre groupe s’est augmenté d’un autre lieutenant qui, tout le jour, guette l’ennemi dans les ruines d’une gare prochaine. Grand jeune homme à la barbe courte, il accepte avec calme son devoir. Chaque matin, avant neuf heures, il se rend à son poste, et, jusqu’à six heures, y reste parmi les explosions, les avalanches de briques, les éboulemens de murailles abattues. Il le quitte, paisible, et sans fatigue apparente. Le voilà satisfait d’y revenir en nous conduisant. Il est accompagné par un maréchal des logis que la médaille militaire décore. Simple et pacifique en apparence, ce héros, en leggins et veste d’artilleur, sut accomplir un de ces exploits que les Plutarque aimèrent conter ; exemples éternels pour la vaillance des peuples. C’est un homme de trente ans, blond, timide, l’air bourgeois. Nous causons sur la route de Pervyse en marchant. Parfois claque