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étaient morts auparavant, lors des suprêmes attaques en masse, quand nos projectiles déchiraient par vingtaines, à la fois, leurs conscrits ivres et hagards, marchant au son des fifres et psalmodiant leur hymne à pleine voix. De ces multitudes casquées, hérissées d’armes, violemment éclairées par les sphères lumineuses de leurs artifices, que de rangs s’abîmèrent avec les espoirs de cette jeunesse extatique, les rages de hobereaux impuissans, la résignation morne et disciplinée de lourds soldats, la souffrance de réservistes en pleurs, solidement maintenus par les menaces des sergens, et rapidement convaincus par les exemples des exécutions immédiates. D’autres colonnes profondes semblaient sortir de l’horizon, indéfiniment, à mesure que les premiers bataillons s’écroulaient, en jetant au vieux dieu leurs cris d’horreur, l’offrande des bras et des têtes qui s’envolaient, des troncs qui sautaient, des chairs en lambeaux, des uniformes en loques, du sang retombé en pluie.

De cette tragédie sans pareille que de victimes sont reparties, ligotées par quatre, dans les trains de marchandises, vers les hauts fourneaux crématoires du Nord. Deux mille environ fermentent sous l’opale de l’eau, entre ces presqu’îles vaporeuses et blondes, ces arbres noyés, ces bocages de ramilles nues, ce bourg émergé où l’on distingue, grâce à la jumelle, des Boches qui jouent à martyriser un porc. Ils le piquent de leurs baïonnettes. Ils le renversent. Ils le relèvent à coups de botte. Ils le font fuir, le rattrapent et le saignent, en cet instant d’accalmie guerrière, comme chaque soir, à la même heure. Pourtant, les batteries, dissimulées dans le village grisâtre, tout à l’heure, recommenceront à foudroyer l’espace, à lancer leurs obus sur cette petite gare de briques roses. Ils enfonceront de nouveau ces planchers en morceaux. Ils démoliront plus ces pans de murs. Ils crèveront mieux les plafonds. Ils rempliront de gravats les salles d’attente où de très jolies baigneuses rient, en couleurs, sur les affiches de juin vantant les plages de la côte. L’observateur, notre ami le lieutenant G…, sans doute, tapi dans sa loge de décombres, sentira les poutres trembler sous ses pieds. Les avalanches de briques se précipiteront autour de lui, sous lui. Le fracas des explosions étourdira l’oreille au téléphone. Des fumées denses suffoqueront. Leur âcreté piquera les yeux. Tout de même, dans ce coin des ruines chancelantes, cet officier, hier bourgeois pacifique, demeurera, fataliste et