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vingt fois, les bataillons taciturnes, à pas mous, se faufilent dans l’ombre des maisons crevées, éventrées, brûlées. La partie de la rue que la lune éclaire est absolument déserte. Du ciel le regard du terrible insecte n’y saurait découvrir âme qui vive. Cependant des centaines et des centaines de soldats glissent, se pressent, avancent, s’arrêtent, sans un bruit, dans la ténèbre étroite, épaisse et bleue. Un par un, les coups de fusil claquent au-delà. Brusquement un canon foudroie l’air, très près. La pièce est cachée sans doute en ce jardin. Toute l’atmosphère tremble comme une vitre mince. Les briques des pignons chancelans dégringolent. Il faut éviter les pans de murs noircis qui s’inclinent.

Par une rue très claire et vide, nous allons, ayant laissé la voiture dans la nuit que projette une façade encore intacte devant le chaos d’un intérieur ravagé. Ici le bombardement n’a point trop démoli. Les maisons bourgeoises semblent abriter le sommeil de gens quiets. Toutefois, nulle lueur ne parait aux interstices des portes, aux fenêtres, aux devantures des tavernes même. La sonnette que l’on tire, après avoir gravi les trois marches d’un perron, retentit allègrement au bout d’un corridor ; et l’on attend que, de la porte ouverte, s’échappe l’odeur de rôti familière aux demeures cossues de la province. Simplement un fantassin corpulent se montre. C’est bien ici le poste de secours ; mais une voiture est passée avant nous. Ses convoyeurs ont pris les blessés. Pour l’instant, on n’en peut amener de la tranchée voisine auprès du pont. Le transport de la civière serait trop périlleux. En effet, la fusillade assène ses claques. Le canon broie les spasmes de l’air, coup sur coup. Les files d’hommes bleuâtres se glissent toujours, au bas des maisons, dans la ténèbre bleue, sans guère de chuchotemens. Les plus téméraires peu à peu se redressent et se cambrent, la mine offensive, à la minute du danger. Il en est cependant de très petits, en queue, tout bossus sous le havresac, entre les musettes, et qui nous évoquent une série de gnomes mystérieux, prêts aux travaux souterrains de la fable. Ailleurs, un zouave nous reçoit au seuil d’une auberge incendiée. Sous la chéchia déteinte, le visage osseux et pâle, la fine moustache noire s’animent avec la parole. Hors de ses poches, hors de son ample culotte en treillis, le soldat extrait difficilement ses mains pour indiquer le lieu où se trouvait le poste de son régiment.