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écoutée. Telle est sa condition fâcheuse qu’elle se voit obligée de commencer par-là où on aurait mieux aimé finir. » Voilà où mène la légèreté des vues chez les souverains et les hommes d’État !


Le 10 octobre, Gentz assistait à la sortie d’une partie de l’armée d’Erfurt, et il avoue qu’en voyant ces troupes si belles et si fraîches, ces officiers enthousiastes, ces hommes superbes, ces chevaux magnifiques, il se laissa aller au charme trompeur de l’espérance ; mais il ajoute presque aussitôt : « Ce fut la dernière fois que ce sentiment entra dans mon cœur… » Et cependant, au dîner que lui donna gaiement le comte d’Haugwitz, la confiance de tous était telle, que nul ne se serait imaginé qu’en ce jour, qu’à cette heure même, commençaient la défaite de l’armée et la chute de la monarchie prussienne.

Dans une dernière conversation avec Lucchesini, Gentz lui répéta que, tout bien considéré, il regrettait que les Prussiens eussent choisi le moment actuel pour déclarer la guerre. « Si j’avais eu à donner un avis, voici ce que j’aurais proposé. Tout dissimuler pour le moment, affecter la plus grande soumission, employer l’hiver à familiariser en secret les autres Puissances avec la révolution opérée dans notre système politique, s’assurer complètement de la Russie, profiter de ses bonnes dispositions pour inspirer confiance à l’Autriche et délibérer ensuite sur l’époque et sur les moyens pour réaliser subitement quelque grande et puissante mesure. » Lucchesini objecta que cette manière d’agir eût été traitée par la France comme une déclaration de guerre caractérisée et eût amené de graves complications. Gentz persista à affirmer que c’était un risque formidable d’entreprendre à la veille de l’hiver une guerre pareille et sans appui ; il dit qu’on aurait pu la retarder par d’habiles et lentes négociations. Impatienté, Lucchesini s’écria : « Ce n’est pas moi qui ai voulu qu’on commençât la guerre dans ce moment… les têtes ardentes l’ont emporté. Vous savez ce qui s’est passé à Berlin. La fermentation était au comble ; le Cabinet ne pouvait plus y résister… il n’était plus le maître du moment. Le Roi, le dernier qui se soit rendu, a été obligé de céder lui-même pour mettre fin aux importunités, aux tribulations, aux instances dont il était lui-même assailli…

« Cet argument n’admettait plus de réponse, remarque