Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/882

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abandonner cette chose qui jadis poétisait la guerre de je ne sais quelle flamme chevaleresque : le panache.

Mais aujourd’hui à cet égard, nous ne le cédons guère à nos ennemis : le gris bleuté de nos fantassins a beaucoup moins de visibilité que leurs anciennes couleurs trop franches. Pourtant on aurait encore augmenté sans doute leur chance de n’être pas vus en préférant à un ton bleu un ton vert ou jaune. Car les fonds sur lesquels se projette la silhouette des soldats, terre nue, champs, arbres, buissons verts ou desséchés, sont de tonalité verte ou jaunâtre, et non pas bleue. Mais il ne faut pas être trop exigeant, d’autant que, dans l’actuelle guerre de tranchée où l’on est nez à nez, l’uniforme le plus « couleur de terre » ne peut pas rester invisible dès qu’il se montre et que la seule ressource est réellement de se cacher, de s’abriter, art dans lequel nous sommes en passe d’exceller. Quant aux gradés, ils se sont vite adaptés à ne plus avoir les bras annelés de larges bracelets d’or ou d’argent, ils ont adopté la capote des hommes, leur fusil, leurs sacs ; les petits bouts de galons que l’on avait tolérés dans une période transitoire, et qu’une petite lucarne découpée dans les couvre-képi laissait apercevoir, étaient encore des repères suffisans pour les « tireurs d’officiers » boches ; aujourd’hui, ils ont eux-mêmes suivi la loi inexorable du défilement. L’autorité des officiers sur leurs hommes n’en a nullement été diminuée, et le contact des uns et des autres est, dans une compagnie ou un bataillon, assez continu pour que chacun sache à qui il a affaire. A-t-on jamais vu d’ailleurs que, dans une usine, les contremaîtres ou ingénieurs aient besoin d’insignes spéciaux sur leur veston pour être respectés ?

Je sais bien qu’il y a la question de l’appellation, qui, dans ces conditions nouvelles, cause quelques quiproquos. « Dans le civil, » en appelant son interlocuteur « monsieur, » on ne risque pas de se tromper. J’ai vu, au contraire, des soldats très embarrassés en présence d’officiers inconnus d’eux, et dont rien n’indiquait le grade : tantôt ils appelaient « mon colonel » un capitaine, tantôt ils appelaient « mon capitaine » un colonel. L’officier était flatté d’être rajeuni, dans le premier cas, et pourvu d’un avancement exceptionnel dans le second. De toute façon, il souriait, et le mal n’était pas grand. Rien ne fait plus plaisir à une jeune fille que d’être appelée « madame, » à une jeune femme que d’être appelée « mademoiselle. »