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vu, en effet, nettement en un point des taillis qui surplombent l’Aisne de l’autre côté, la flamme jaillie des pièces en action et il a pu, croit-il, situer à peu près la position ; l’avenir dira s’il a vu juste. En tout état de cause, le colonel fait immédiatement ouvrir et régler le feu des batteries du plateau sur la position-supposée. C’est une chance, en effet, et assez rare actuellement, de pouvoir attaquer une batterie dans le moment même qu’elle tire : car sa vulnérabilité est alors beaucoup plus grande, à cause des caissons ouverts, à cause surtout du personnel qui, forcément, l’occupe quand elle est en action, et parce que la continuation ou la cessation de son feu permet de juger immédiatement de l’efficacité obtenue.

Je profite des préparatifs du tir pour admirer un peu le-paysage pendant que dans la brise légère, sous la voûte sonore que tisse au-dessus de nos têtes la musique boche, les « millièmes, » les « angles de site, » les « dérives »[1], toutes ces choses qui définissent les données du tir, s’envolent sur l’aile rapide du téléphone, de la bouche même des officiers, jusqu’à nos batteries, qui, là-bas, attendent et s’apprêtent.

Il est charmant, ce paysage, et tout à fait dans le goût de Watteau… au premier coup d’œil du moins. Devant nous, à nos pieds, entre les coteaux boisés qui lui font deux marges vert sombre, l’Aisne déroule son écharpe luisante dans les prairies

  1. Le « millième » est l’unité d’angle employée dans l’artillerie française, ou du moins dans l’artillerie de campagne, car on emploie encore une autre unité, le « grade » dans l’artillerie de forteresse. Le « millième » est l’angle sous lequel on voit un objet placé à une distance égale à 1 000 fois sa longueur par exemple, un mètre à 1 kilomètre, 2 mètres à 2 kilomètres, etc. De là son nom. C’est une-unité très commode et qui a l’avantage d’être décimale (comme d’ailleurs aussi le grade, centième partie du quadrant), à l’encontre de l’incommode et suranné degré que les astronomes et géomètres continuent à employer, sans aucune vergogne de s’être laissé devancer dans cette voie par les artilleurs.
    L’ « angle de site « est l’angle par lequel on définit la hauteur angulaire d’uni objectif au-dessus de l’axe horizontal du canon. Par exemple, le sommet d’une colline dont l’altitude dépasse de 200 mètres celle de la pièce et qui en est situé-à 4 kilomètres à un angle de site égal à 50 millièmes.
    La « dérive » est l’angle mesuré dans le sens horizontal que fait la direction de l’objectif avec l’axe de la pièce. Dans le cas du 75, on donne à la pièce un angle de site et une dérive appropriés à un objectif donné, au moyen de manivelles et de tambours gradués qui inclinent plus ou moins la pièce sur l’horizon. et par rapport à l’axe de ses roues, qui reste immobile.
    En somme, si des canons nous passons aux lunettes, ces canons cosmiques, et des objectifs d’artillerie aux astres, I’ « angle de site » est l’équivalent exact de ce que les astronomes appellent la « hauteur » et la dérive est l’équivalent exact de ce qu’ils appellent l’ « azimuth. »