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grasses. De l’autre côté, des villages dévalent vers elle, et loin, très loin, au fond de la vallée, on voit Soissons toute dorée du soleil qui danse sur tout cela, Soissons avec ses toits enchevêtrés, et les tours carrées ou pointues de ses églises. Je ne sais quelle immobilité, quel calme bucolique imprègne tout cela d’une douceur d’églogue. Il y a bien assurément le hululement et le tonnerre des obus qui passent, et cette musique ne rappelle que de très loin les pipeaux et les violes d’amour. Mais elle est si continue, si ininterrompue, que sa violence même finit par passer inaperçue et qu’on s’y habitue comme le meunier au bruit de son moulin. Pourtant, en y regardant de plus près, d’autres détails ne tardent pas à solliciter l’attention, et qui déchirent étrangement l’harmonie virgilienne du tableau : Il y a d’abord ces longues lignes parallèles et jaunes, réunies par des traverses jaunes aussi et qui rampent là-bas tout le long de la rivière ; ce sont nos tranchées et les tranchées boches avec leurs boyaux de communication et que quelques décamètres seulement séparent par endroit. Du point élevé où nous sommes, on aperçoit nettement dans les nôtres des fantassins à l’habit bleu et qui lentement, la tête et le haut du buste seuls visibles pour nous, s’y déplacent. Nous voyons moins ce qui se passe dans la tranchée allemande à cause des parapets de terre qui la bordent et la masquent de notre côté ; pourtant, le long d’une haie, nous voyons distinctement et un à un, par moment, des groupes d’Allemands, à l’uniforme verdâtre, lentement se glisser : relève ou ravitaillement. Sur cela éclate de temps en temps une détonation sèche et brève comme le bruit d’un insecte qu’on écrase ; ce sont les coups de fusil intermittens que, d’une tranchée à l’autre, on tire pour se prouver qu’on est toujours là, ou lorsqu’on a cru voir derrière les parapets bouger quelque chose de suspect. Sur ces parapets on voit, en regardant un peu mieux, des petits piquets de bois qui sous-tendent la résille barbelée, terrible et légère des fils de fer.


Mais que fait donc entre les tranchées, dans cette petite prairie si fraîche, ce troupeau de grands bœufs blancs ? Qu’est devenu leur berger ? Ils sont là depuis des semaines, enfermés par le hasard des combats dans une étroite zone neutre, où le