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L’ÉTERNELLE ALLEMAGNE.

vingt années de constantes audaces contre toutes les règles du bon sens et contre toutes les lois de l’équilibre politique, il soutint cette gageure d’un empire national-libéral où ni le pouvoir de l’Empereur, ni les volontés de la Nation, ni les droits les plus élémentaires de la Liberté ne pouvaient coexister avec les résolutions du Chancelier tout-puissant. De 1871 à 1890, l’Empire fut Bismarck. Lui tombé, l’État qu’il avait fondé subsista de nom ; mais de 1890 à 1914, cet État vécut sous un régime plus différent du régime bismarckien que ne le furent l’un de l’autre, en France, l’empire de Napoléon III et celui de Napoléon Ier ; seulement, en Allemagne, la différence était, pour ainsi dire, invertie.

En France, l’empire de Napoléon III avait été un essai malheureux de moderniser l’autocratie napoléonienne et de rendre plus libérale, — en apparence tout au moins, — cette lourde machine à compression. En Allemagne, ce fut tout le contraire. L’empire bismarckien avait été une aussi lourde machine de pouvoir personnel, où, le Chancelier faisant fonctions de tout, étant à la fois Empereur, Ministre et Nation, toute Liberté se réduisait à son plaisir ; mais une apparence de régime moderne et constitutionnel recouvrait cette réalité ; un voile de principes et d’institutions à la mode de 1789 trompait les désirs de ces peuples d’Allemagne, chez qui l’extrême obéissance succède toujours à l’extrême anarchie.

En 1890, Guillaume II veut expulser le Chancelier et installer Sa propre Majesté sur cette dunette du géant, d’où partent toutes les commandes et directions du nouvel Empire. Il réussit à prendre le poste. La discipline un peu servile de ses peuples lui permet d’en déloger Bismarck. Puis, durant un quart de siècle, de 1890 à 1914, la même servilité lui permet de se maintenir là-haut, mais non sans peines et sans risques : à deux ou trois reprises, il semble que l’audacieux ne pourra pas se cramponner à cette barre de commandement ; il est durement secoué, presque arraché. Plus les années s’écoulent, moins sa position s’affermit. De 1908 à 1914 surtout, les grands gestes et la grosse voix, l’agitation et l’irascibilité de ce pilote trahissent son malaise : il y a disproportion évidente entre la place et l’occupant. À la sérénité olympienne, aux manœuvres silencieuses et calmes du Vieux, on voit succéder les bascules et les pirouettes, les sautes de cap et de projets, les dangereuses