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France devrait toujours être en guerre, non seulement avec nous, mais aussi avec l’Angleterre et l’Italie : elle hait tous ses voisins. »

Et le Chancelier de montrer l’Allemagne « prise entre les deux mâchoires de la France et de la Russie, » le jour où quelque complot franco-russe contre Vienne ou contre Berlin déclencherait « l’attaque, l’assaut à l’improviste, sans crier gare !… » Car il viendrait, en vérité, il devait venir, le jour de colère, le jour de malédiction et de mort où, par la faute de sa situation géographique, par son manque de frontières naturelles, par le poids de son passé et la gloire même de son présent, l’Allemagne serait jetée sous le couteau du dépeçage, sous la haine et sous la revanche de tous ses rivaux, si la Nation leur permettait, ne fût-ce qu’une minute, de croire qu’elle avait perdu de sa discipline et qu’elle sacrifiait aux illusions démocratiques, aux fictions parlementaires, sa cohésion muette autour du Chef de guerre !…

Pendant dix et quinze ans, ce jeu de l’arc délivra le Chancelier de toutes les difficultés intérieures. Mais il n’est si merveilleux tournoi qui, à la longue, ne lasse un peu la faveur du public ; il n’est surtout, même en Allemagne, ni héroïques carnages ni divines fureurs qui ne finissent par exciter la pitié ou la colère. Au lendemain du Congrès de Berlin, qui avait été son apothéose, le Chancelier éprouvait déjà quelque peine à persuader la Nation qu’il était encore indispensable au salut national. Ce lui fut plus difficile encore après la signature de la Triplice, qui semblait donner la consécration à son œuvre : ses dernières années lui valurent au Reichstag dix fois plus d’opposans que les premières. Le temps, à lui seul, travaillait déjà contre lui : on avait vu jadis diminuer de conserve le pouvoir de Moïse et la docilité du peuple élu, à mesure que disparaissaient les vieillards qui avaient connu l’esclavage d’Egypte ; les jeunes gens regrettaient presque la plantureuse vie et les oignons des anciens jours.

La politique coloniale, qui survint là-dessus, acheva de convaincre la génération nouvelle que le Vieux exagérait, radotait un peu, qu’il ne croyait plus lui-même la moitié de ce qu’il aurait voulu leur faire croire : car enfin, si l’avenir de la Nation en Europe, si même sa situation présente et la sécurité de ses frontières étaient si mal établis qu’il fallût sacrifier à la