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de la patrie. Une patrie n’est ni une Bourse, ni une usine ; toutefois on n’empêchera jamais les hommes de la voir et de la comprendre à travers leur métier ordinaire ou leur passion favorite. Le financier l’aimera autrement que le militaire, le militaire autrement que le diplomate, que le cultivateur, le commerçant, l’ouvrier d’industrie, le poète, le philosophe, le savant, le rentier. Chacun d’eux placera la patrie dans l’atmosphère de son occupation coutumière ; chacun aura, si j’ose dire, sa petite patrie intérieure, ce qui n’empêchera pas ces affections, un peu discordantes au premier abord, de se fondre dans un sentiment profond, qui les mêle comme le Saint-Laurent ou l’Orénoque mêle les affluens qu’il reçoit dans sa marche vers l’Océan. Un paysan comtois m’a dit un jour : « Je pense comme ma terre ; » et sa terre pense comme la France. Le mot peut se démarquer en s’appliquant à chaque profession.

Quittons le moins possible maintenant notre vieille France, et signalons la première manifestation de l’idée de patrie avec Vercingétorix, le jeune chef arverne qui, pendant sa courte Iliade, montra quelques-unes des qualités du chef d’État et du grand capitaine. On est même tenté de l’admirer sans réserves quand on mesure les difficultés qu’il rencontrait de toutes parts, ayant en face de lui César, les légions romaines dures comme des villes, pour alliées cent tribus déchirées par des guerres intestines, et, telles les factions athéniennes au temps de la guerre du Péloponèse, appelant les étrangers afin de triompher de leurs adversaires, ce qui souvent est le commencement de la fin pour un peuple ; — les Eduens, les grands de l’Arverne jaloux du principat de Vercingétorix ; tout concourait à rendre la lutte presque impossible. Mais il est orateur éloquent, diplomate habile, bon tacticien, apte à se rendre Compte que connaître et prévoir font la moitié de la victoire, ayant l’entente des longues manœuvres. Prenant exemple sur l’adversaire, il amène ses soldats à faire une besogne de terrassiers, à fortifier leurs camps, organise un vaste service d’espionnage ; et il a pour maxime qu’il ne faut jamais échanger la certitude de vaincre lentement contre l’espérance d’un triomphe immédiat. Bref il possède d’instinct l’art de persuader, de commander, de conduire les foules vers un but commun. Il combattit, il mourut par amour pour sa patrie, pour la défense de la liberté de tous, et l’on peut acquiescer au verdict de