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veut absolument distinguer, l’État, c’est la nation ou la patrie concrète, matérialisée, vue à travers ses organes politiques, économiques et sociaux ; à l’État se rattache tout d’abord, une idée d’action, de volonté, de puissance raisonnée et complexe ; tandis que la patrie apparaît plutôt comme un sentiment, une passion, comme l’État sensible au cœur. Disons encore : l’État, c’est la prose ; la patrie, c’est la poésie de la nation.

Certains penseurs divisent en trois groupes les élémens, les conditions d’une patrie ; conditions naturelles : territoire, race, langue ; conditions morales : religion, histoire, communauté de culture ; conditions politiques : unité de gouvernement, identité des intérêts, liberté tout au moins relative. Toutes ces conditions se trouvent rarement réunies chez un seul peuple, et toutefois des peuples à qui plusieurs d’entre elles manquent, n’en font pas moins figure de grande nation. Ainsi l’histoire prouve que des frontières naturelles ne sont point indispensables à sa grandeur ; la France, la Russie, les États-Unis, l’Italie, l’Espagne, se constituent par l’alluvion successive de plusieurs races ; l’Autriche, la Suisse, ont plusieurs langues officielles, et, dans chaque pays, à côté du langage commun, on trouve des patois, des dialectes souvent très savoureux et qui constituent de véritables langues. En Grèce, à Rome, en Judée, la religion était la base même de la patrie ; il n’en va plus de même aujourd’hui. L’histoire, la tradition, jouent un rôle immense ; la piété envers les ancêtres demeure la plus pure source du patriotisme ; les annales de la patrie sont les parchemins du peuple tout entier, et devraient être sa Bible laïque ; cependant des races n’ont pu se souder même après plusieurs siècles, tandis que des peuples sont nés d’une révolte contre la métropole. Quelques-uns confondent la patrie avec la liberté avec l’intérêt : « On a une patrie sous un bon roi, affirme Voltaire ; on n’en a point sous un méchant. » Mais qu’est-ce qu’un bon roi, qu’est-ce qu’un méchant gouvernement ? Le patriotisme le plus intense ne s’est-il pas manifesté chez des peuples despotiquement gouvernés ? Et sans doute la communauté des intérêts figure parmi les élémens essentiels du patriotisme ; toutefois Renan a très bien démontré qu’une nation n’est pas seulement un Zollverein, M. Paul Deschanel qu’elle est autre chose qu’une société d’actionnaires, et les hommes qui n’ont pas d’autre patrie que leur intérêt se conduisent trop souvent comme des ennemis