Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire, aux premières années du XIXe siècle, les écrivains « romantiques » issus de Novalis : et puis, brusquement, dans la philosophie comme dans la littérature, — pour ne point parler d’une peinture qui, en vérité, ne peut guère compter au regard des autres écoles européennes, — dans tous ces modes de son art et de sa pensée, voici que l’Allemagne tourne le dos à la direction qu’elle avait suivie jusque-là ! Ses philosophes se cramponnent à terre, affectant de ne plus admettre l’ombre même d’une théorie abstraite et générale ; ils s’attachent à évaluer la durée des sensations, à établir les concordances physiologiques des phénomènes de la vie spirituelle ; ils substituent à la « poésie » des constructions arbitraires des successeurs de Kant une « prose » d’une médiocrité si lourde et « terre à terre » que, sûrement, le reste du monde ignorerait jusqu’aux noms de ces nouveaux représentai de la pensée allemande sans le hasard qui est venu glisser au milieu d’eux un poète manqué, l’extravagant et irrésistible auteur d’Au-delà des limites du Bien et du Mal !

Quant à la véritable psychologie, consistant à observer et à décrire l’âme humaine dans le détail de sa vie ordinaire, — la psychologie qui chez nous, depuis Descartes et Pascal jusqu’à Balzac et à Sainte-Beuve, remplit aussi bien l’œuvre des romanciers que des historiens et des critiques, et des « moralistes » professionnels, — celle-là n’a jamais pu prendre pied chez les Allemands ; et cette seule constatation aurait déjà de quoi nous justifier, me semble-t-il, de refuser à l’Allemagne le titre de « grande nation » intellectuelle. Un peuple qui n’est point capable d’observation intérieure, — faute de pouvoir élever sa vue à un assez haut degré de délicatesse, tout ensemble, et de désintéressement, — un peuple dont l’œuvre entière, telle que l’ont créée ses philosophes et ses littérateurs, n’a pas à nous offrir un atome de vie, ne saurait prétendre à marcher de pair avec les patries de Dante et de Shakspeare, non plus qu’avec celles de Cervantes, de Molière, et de Dostoïevsky. En vain ses admirateurs allégueraient le génie de Gœthe, — phénomène d’ailleurs exceptionnel dans la longue histoire de la pensée allemande : pour réel et puissant qu’ait été ce génie, et malgré la chance merveilleuse avec laquelle il a réussi à dépasser, sous maints rapports, les limites naturelles de l’intelligence et de l’art de sa race, lui-même est toujours resté hors d’état de créer de la vie. Ses figures les plus fameuses, son Werther et son Faust, son Iphigénie et son Wilhelm Meister, nous séduisent tantôt par l’élément « musical » qui nous apparaît en elles, et tantôt par la nouveauté ou par la hardiesse des hypothèses de