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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/469

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tout genre qu’elles se plaisent à émettre : mais qui donc se flatterait de les avoir vues vivre, de la même façon qu’un Don Quichotte, un Père Goriot, ou n’importe quel personnage d’un roman de Dickens ?

Fatalement la faiblesse rudimentaire, chez les Allemands, de ce qu’on pourrait appeler la faculté de perception « objective, » et puis aussi la tendance trop utilitaire et pratique de cette faculté ont eu pour effet de rendre impossible tout essai de création vivante. Un petit nombre de poètes et conteurs d’outre-Rhin ont bien pu produire de beaux chants, ou parfois des inventions saisissantes, en s’abandonnant librement à leur sens « musical ; » et parfois même cet excès de « musique, » dans des productions d’ordre romanesque, leur a permis de s’imposer momentanément à la curiosité des autres nations, de telle sorte qu’un Hoffmann, par exemple, est devenu à l’étranger l’initiateur d’un mouvement littéraire plus ou moins prolongé : mais, avec tout cela, nos critiques n’ont aperçu qu’une partie de la vérité, lorsqu’ils ont attribué à des motifs simplement « formels, » comme le manque de mesure ou l’absence du moindre souci de « composition, » l’inaptitude trop évidente de la pensée et de l’art allemands à sortir durablement des frontières de leur pays. Par-dessous ces défauts extérieurs, les œuvres les plus remarquables de l’Allemagne étaient encore inévitablement pénétrées d’un autre vice plus profond et plus grave ; et c’est surtout parce que nos pères et nous-mêmes y sentions toujours une absence trop complète de vie que jamais, — sans en excepter Gœthe ni Schiller, — aucun des maîtres de la littérature allemande ne s’est acclimaté à demeure parmi nous, tandis qu’il n’y a peut-être pas de littérature étrangère, à l’exception de celle-là, qui n’ait « creusé son empreinte » dans notre formation intellectuelle et morale[1].


Telles sont, trop brièvement énoncées, les principales réflexions que m’a suggérées la lecture de l’étrange recueil des professeurs écossais. Le spectacle des crises continuelles subies par l’Allemagne dans les « départemens supérieurs de sa vie intellectuelle et artistique »

  1. Il faut voir, dans le beau Voyage en Allemagne de Michelet, publié récemment par M. Gabriel Monod, l’effort continu du voyageur pour saisir et pour définir les causes qui l’empêchent invinciblement de placer la patrie de Gœthe au rang des « grandes nations » intellectuelles. « Que manque-t-il à ces qualités de l’esprit allemand pour nous procurer une satisfaction bien entière ? se demande Michelet. Et enfin la réponse longtemps cherchée lui arrive. « Il y a quelque chose encore au-dessus d’elles, — s’écrie-t-il, — et quoi ? Le mouvement, la grâce, la France ! »