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III

Donc ma foi était inébranlable que l’optimisme de la France éclaterait à l’heure fixée par le Destin. Le samedi, 2 août 1915, l’horloge de la mairie marquait exactement quatre heures et demie du soir, lorsque du vieux clocher voisin partit le signal de la grande alarme. Les temps étaient accomplis.

La soirée est radieuse. Le soleil en s’inclinant adoucit sa lumière. Sur la grande paix des champs, où la moisson vient de s’achever, les clochers voisins, qui se sont mis en branle à leur tour, répandent leurs coups précipités où l’on sent la main fiévreuse des sonneurs.

Au sortir de ma maison, trois enfans me croisent, qui s’en reviennent en courant du village, le visage ému, porteurs de la nouvelle.

Dans un champ un homme est sur sa charrette, chargeant les dernières gerbes d’avoine que sa mère et sa femme lui passent.il n’a d’abord rien entendu à cause du vent qui est contraire. Mais une accalmie laisse passer le son, qui le surprend avec une gerbe en l’air au bout de sa fourche. Il arrête net le geste, redresse la tête pour écouter. Une des femmes dit : « On sonne à feu ; » l’autre répond : « Non, c’est un baptême. » Cependant l’homme a jeté sa gerbe sur les autres ; il lance sa fourche de fer qui se plante dans le sol et saule à terre. « Achevez de charger, pauvres femmes. Vous avez pleurniché toute la semaine, vous pouvez maintenant pleurer tout de bon. C’est la mobilisation. Je vais avec mon livret à la gendarmerie. »

Le surlendemain, j’assiste au départ. Le repas est fini. Tout est prêt. Les autres attendent sur la route. L’homme sort, fait le tour de la métairie, regarde la gerbière dont un bout n’est pas d’aplomb et qu’il sera bon d’étayer. Il entre à l’étable, caresse les grandes vaches, au regard vague et indifférent, recommande qu’on surveille la velaison de la droitière qui est difficile. Il revient à la cuisine, embrasse les deux femmes en pleurs et les deux enfans, une fillette de cinq ans, un garçon de trois. Il y a un moment d’hésitation pénible. Il saisit encore le petit garçon, par deux fois l’embrasse et, le posant à terre : « Pauvre petit, j’y vais pour que plus tard tu n’y ailles pas. » Et, d’un pas décidé, il s’en va.