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facile qu’on ne pense. L’intelligence, qui semble y perdre beaucoup, n’y perd rien et même y gagne. Tout est solidaire dans l’âme et son exaltation générale par le grand jeu de l’instinct de vie enrichit la pensée claire et l’étend, lui donne de la souplesse, de l’élan, de la force, parfois des accens d’une profondeur et d’une éloquence inattendues.

Il faudra lire et relire à loisir les innombrables lettres des humbles, ouvriers et paysans, qui nous sont venues du front. J’en ai des centaines sous les yeux, Il y est question de la pluie qui tombe, de la boue où l’on s’enlize, des menus trop monotones, du linge qu’on ne peut laver, des parasites qui gênent le sommeil, et puis brusquement, sans transition, entre deux phrases misérables, une superbe envolée : telle une forêt sauvage, broussailleuse et obscure, qui tout d’un coup s’ouvrirait pour laisser voir dans une clairière un palais merveilleux avec des jardins enchantés.

« J’ai à vous dire, monsieur, que c’est bien dur de vivre dans les tranchées. Elles sont pleines d’eau. Nous sommes comme les animaux qui se vautrent. Nous souffrons beaucoup du froid aux pieds. Le ravitaillement serait assez bon, si l’on pouvait manger chaud. Nous avons fait un mauvais carnaval à cause d’une attaque.

« J’ai appris que beaucoup de jeunes gens de la commune sont tombés au champ d’honneur. Mais il en reste encore pour les venger et chasser les sales Boches.

« J’ai confiance en Dieu et en moi-même, et je crois qu’avant longtemps nous reviendrons victorieux.

« Je me porte bien et souhaite que la présente trouve Monsieur et Madame de même. »

La lettre est d’un jeune paysan, d’un vrai paysan. Celle-ci est d’un ouvrier menuisier. D’abord deux pages consacrées à décrire une ingénieuse combinaison pour laver le linge, et puis : « Je t’envoie, ma chère Marie-Louise, l’image du combat que je suis participé (un dessin naïf). Regarde bien les quatre pièces alignées. La petite croix, c’est là que j’étais portant les obus à la pièce n° 1. La grande croix, c’est là que mon pauvre maréchal de logis a été tué. Garde-moi bien cela. J’y tiens comme à ma vie. Le combat a duré de midi à deux heures. C’est beau, vois-tu, de se battre. On est fou et glorieux… »

A une jeune femme, dont le mari a été tué près de