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tonnes… Mais, le lendemain ou le surlendemain, un navire en partance faisait sa provision d’eau, et une de ces tonnes y fut précieusement embarquée. Quant au bourreau, que ce dénouement frustrait de petits avantages, il ne dut pas s’en affliger s’il était encore le bon Bob, dont les gens de Québec ne parlèrent longtemps qu’avec de grands éloges. Ce nègre, exécuteur des hautes œuvres, n’aurait certainement rien compris à la page de Joseph de Maistre. Il entrait dans toutes les maisons comme chez lui. On était toujours content de le voir. « Tiens, voici Bob ! J’avais justement besoin de vous, Bob ! » C’était l’homme le plus serviable du Nouveau Monde, le commissionnaire le plus zélé et le plus scrupuleux. On le disait victime de la fatalité. Chaque fois qu’il accomplissait sa sinistre besogne, il en pleurait. Malheureusement, M. de Gaspé eut beau fouiller dans sa mémoire, il n’y retrouva pas l’histoire ou la légende romantique de ce bourreau bienfaisant.

En revanche, il se rappelait fort bien les apparitions pacifiques qu’au temps de sa jeunesse les Sauvages faisaient encore dans la ville de Québec. Il les avait connus avec leur mine féroce, le corps tatoué d’hiéroglyphes, le visage peint de rouge et de noir, les oreilles découpées en branches d’où pendaient de grands anneaux d’argent, et la tête rase, sauf une aigrette de cheveux. Il avait aussi fréquenté les derniers chefs Hurons. Quand on les invitait à un banquet ils s’y rendaient superbement vêtus, bleus, écarlates, brodés d’argent, leurs souliers de chevreuil ornés de porc-épic, et des panaches de plumes sur leurs chapeaux de castor. Au retour d’une expédition guerrière, comme les Natchez de Chateaubriand, ils poussaient, en approchant de leurs villages, autant de cris de mort qu’ils avaient perdu d’hommes. Pendant la guerre de 1812 contre les Américains, dix-huit d’entre eux vinrent à Québec. Assis au fond de leurs carrioles, ils commencèrent à jeter leurs cris funèbres en face de l’Hôpital Général et ne cessèrent que devant le seuil de la maison qui leur était destinée. Comme on disait à l’un d’eux qu’il ressemblait au prince de Galles : « Je n’en suis pas surpris, répondit-il ; moi aussi, je suis fils de Roi. »

Mais les fils de roi étaient de plus en plus rares. Ordinairement, on n’avait affaire qu’à de pauvres diables d’Indiens moins farouches, bien que les vieux eussent parfois des souvenirs assez désobligeans pour l’espèce humaine, comme celui qui