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se pourléchait encore d’un ancien festin où, disait-il, sept de leurs ennemis avaient été mangés. M. de Gaspé lui demanda quelle était la partie la plus délicate d’un ennemi rôti. Le vieux Peau-Rouge répondit sans hésiter et en faisant claquer sa langue : « Certes, ce sont les pieds et les mains, mon frère ! » Mais, avec les Sauvages, on ne sait jamais jusqu’où peut aller l’humour. Les nôtres, les Hurons, avaient fini par s’accommoder de la place que leur faisait la famille française. Ce n’était pas en vain que, pendant un siècle, notre Mission les avait baptisés du sang de ses martyrs, ni que des femmes héroïques avaient brûlé d’un saint amour pour leurs femmes et leurs enfans. Nous avions été aussi impuissans à écarter d’eux les contagions et les Iroquois qu’à nous garder nous-mêmes. Il y avait entre nous communauté de malheur et de défaites. Mais, sur aucun point de l’Amérique, le conquérant n’avait traité l’Indien avec la douceur que nous y avions mise, et surtout avec le même respect des âmes. Le grand historien américain Parkmann l’a reconnu et proclamé. Encore aujourd’hui, j’ai entendu sir Wilfrid Laurier me parler de ces vieux peuples agonisans en des termes affectueux que ne trouvent point ailleurs ceux qu’ils intéressent et qui les admirent dans le passé. On ne les considérait pas comme des sages, des inspirés de la nature, des hommes fraîchement sortis de la main des dieux, viri a diis recentes : il n’y a que les princes de la philosophie et des lettres pour s’offrir le luxe de ces paradoxes. On ne les considérait pas plus comme des brutes. Malgré une familiarité de deux siècles, ils gardaient toujours un peu de ce mystère que conservent même aux yeux des plus habiles oiseleurs les oiseaux de la forêt. Les habitans et les gens du peuple les prenaient tels qu’ils étaient et ne se mettaient point martel en tête de leurs bizarreries. Chez les autres, et particulièrement chez M. de Gaspé, on sent cette curiosité psychologique qui est une des plus charmantes qualités de notre race et un de ses caractères les plus humains. Il relève leurs contradictions. Il les observe d’un œil surpris, amusé, toujours bienveillant.

Montaigne, si friand d’anecdotes et qui partait chaque matin à la découverte des sources de l’humanité, eût feuilleté les Mémoires de ce seigneur canadien avec le même plaisir qu’il interrogeait ses Brésiliens. Il eût certainement noté l’histoire du jeune Abenaquis de dix-huit ans qui avait tué deux Anglais et