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— Ils sont mûrs pour la botte du Prussien !

On voit assez quel lamentable enseignement faisait délirer ces malheureux. Ils paient cher aujourd’hui leur docilité à de pareilles doctrines et l’aveuglement de leurs maîtres. Ceux-là, on peut les excuser à la rigueur parce que leurs cerveaux incultes étaient sans défense contre des théories spécieuses, qui flattaient à la fois leurs meilleurs et leurs pires instincts. Mais que dire des intellectuels, qui les rejoignaient dans une égale insouciance des plus pressantes réalités ? Je n’ai jamais oublié cette boutade d’un confrère, écrivain brillant et trop spirituel, qui me disait, il y a quelque dix ans :

— Oh ! vous, vous êtes patriote, parce que vous êtes Lorrain ! Nous autres, gens du Centre…

Et il pirouettait sur ses talons.

Je suis loin de vouloir insinuer qu’il ne fût point patriote à sa manière, ni que, depuis, il ne le soit pas devenu à la nôtre. Néanmoins, ce sentiment sous sa forme normale était, à ses yeux, quelque chose comme un cas pathologique propre à la Lorraine : sentiment respectable sans doute auquel il seyait de se montrer indulgent, eu égard à nos malheurs ! Mais, que diable ! tout le monde n’est pas Lorrain…

Il eût été inutile d’essayer de discuter avec cet homme d’esprit. Il avait lu des livres qui disaient beaucoup mieux que moi ce que j’aurais voulu lui répondre, et, non seulement cela ne l’avait point convaincu, mais cela le froissait vivement. Il en était ainsi, hélas ! d’un grand nombre de nos compatriotes. Toute une éducation leur manquait pour penser comme nous, ceux des frontières.

Qu’il s’agisse des œuvres d’art ou des idées, il y a un point de maturation, en deçà duquel elles sont inintelligibles à quiconque n’a pas, avec le goût ou l’esprit généralisateur, le sens imaginatif de la vie. Une mode littéraire, une théorie régnante faussent la vision ou la sensibilité du public. Il voit bien les personnages ou les faits qu’on lui présente, mais incomplètement, superficiellement et sans amour, parce que son cœur est ailleurs, — en tout cas, sous un autre angle que celui de l’écrivain. Et puis, brusquement, des circonstances tragiques illuminent d’une telle clarté les idées ou les œuvres méconnues, que les yeux les plus aveugles, vainement avertis par l’art, finissent par s’ouvrir à la réalité. Cette réalité