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lointaine, en se modelant sur le tempérament du peuple, en introduisant et adaptant bien longtemps avant Louis XIV des mots français nombreux et des flexions analogues aux nôtres. Elle a commencé à être fixée, je l’ai dit, dès le ixe siècle, par Otfried de Wissembourg ; au xiiie siècle, elle a été assouplie et épurée par Gotfried de Strasbourg, et, à y regarder de près, elle reflète admirablement les différences profondes du caractère alsacien et du caractère allemand. Au lieu d’une langue guindée, roide, prétentieuse, chargée de consonnes lourdes et bruyantes, comme l’est l’allemand, le dialecte alsacien est bon enfant, plaisant, gracieux même. Il adoucit les voyelles et les finales, il élimine les diphtongues, les consonnes doubles, et les aspirations rudes, il simplifie et clarifie, il se complaît dans des diminutifs charmans. En veut-on un seul exemple : à Margaretha il oppose Grédelé.

J’ai dit que l’esprit alsacien se reflète dans cette langue. Aussi l’Allemand ne la comprend-il pas. Elle lui est antipathique ; elle l’est devenue d’autant plus qu’elle a révélé sa vitalité, son originalité, en résistant, — ce qui semblait presque invraisemblable, — à la conquête germanique[1]. Nos philologues craignaient qu’elle ne fût contaminée ou absorbée par l’allemand immigré. Elle lui a tenu tête victorieusement, au point de devenir une sorte de citadelle d’où l’Alsacien a pu narguer ses envahisseurs, en y abritant la tradition française.

L’antiquité de cette tradition, il faut, elle aussi, la placer dans son vrai jour, puisque les Allemands ont tout fait pour la masquer. Tous les liens avec la France auraient été rompus, selon eux, depuis le ixe siècle, et c’est le rapt d’un pays foncièrement allemand que Louis XIV aurait perpétré. J’ai cherché, l’an passé, à établir ici même[2] la survivance dans la mémoire populaire de l’usurpation dont l’Alsace et la Lorraine ont été victimes au xe siècle. De ce seul fait le lien avec la France n’était pas rompu. Et cette tradition ne s’est jamais oblitérée. Elle s’est entretenue, elle a été avivée sous des formes concrètes, visibles et tangibles, nées en partie peut-être de circonstances fortuites, mais dont l’effet n’en fut pas moins réel.

  1. Dès le xvie siècle un humaniste alsacien, Thomas Vogler (Aucuparius), la défendait contre l’intrusion des Souabes, par cette spirituelle épigramme latine : « Étranger souabe, qu’attire sur notre sol l’amour de notre bon vin, ne t’avise pas, je te prie, de gâter notre pays avec ta langue, laisse là ton parler natal. »
  2. Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1914.