Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/936

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vulgaire placier en vins, c’est l’espionnage allemand installé chez nous à demeure. Pourquoi alors lui avoir donné un nom à consonance méridionale et un faux accent marseillais ? Pourquoi en avoir fait l’agent mystérieux d’une association innommée et irréelle, qui ne fait peur à personne, au lieu de l’avoir mis à la solde du Grand État-major prussien dont on savait à l’époque, comme nous le savons aujourd’hui, ce que nous avons à redouter. Censure, voilà de tes coups. Et ceci est magnifique, mais combien humiliant : il avait fallu éviter de blesser les susceptibilités de l’Allemagne ! La tirade de Figaro est toujours vraie et il n’y a qu’un nom à changer… La pièce était nébuleuse et prêcheuse. Dumas avait voulu instruire son public sans l’amuser : il l’ennuya sans l’instruire. Ce qui faisait l’originalité de son drame en fit aussi la faiblesse et l’insuccès. Nous n’aimons le symbolisme en France que s’il porte une marque étrangère, et à condition qu’il nous soit venu du Nord, — en passant par l’Allemagne.

Encore Césarine appartient-elle d’une certaine manière à l’humanité ; elle s’y rattache par ses vices et par son crime : on est exposé à la rencontrer en Cour d’assises dans une affaire d’infanticide. Celle qu’on est assuré de ne rencontrer en aucun lieu de l’ancien ni du nouveau monde, quoiqu’elle prétende les avoir étonnés l’un et l’autre par sa beauté et par son luxe, c’est l’Étrangère. Fille d’esclave, elle-même vendue à l’encan, ayant débuté par être servante d’auberge pour devenir l’une des reines de l’élégance, partout où elle passe les hommes flambent d’amour pour elle et s’entre-tuent : elle pourtant, insensible et intangible, mérite son surnom de Vierge du Mal. Bien entendu, ces choses doivent être prises au sens allégorique. L’Étrangère personnifie la Femme qui, longtemps tenue en esclavage par l’Homme (n’oublions pas les majuscules), fait sa révolution et se venge. Ni épouse, ni mère, à peine amante, elle n’est plus pour celui dont elle a secoué le joug qu’une ennemie. Mais un tel personnage, de proportions si démesurées et de contours si incertains, fait pour une moralité ou pour un drame philosophique, n’a guère sa place dans une comédie de mœurs moderne, entre un M. Mauriceau, proche parent de M. Poirier, et un duc de Septmonts, ce marquis de Presles poussé au noir. Il déséquilibre l’œuvre, il en fait craquer le cadre.

Dumas était trop intelligent, il avait trop le sens de son art, il exerçait sur son œuvre une critique trop avisée pour ne pas s’en rendre compte. De là cette Préface de l’Étrangère qui contient de si belles pages, d’une mélancolie hautaine. Dumas s’y accuse d’avoir trop demandé au théâtre, et d’en avoir méconnu les conditions. Auteur