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A chaque instant, nos souliers heurtaient un tibia, ou un débris de mâchoire qui traînait parmi les herbes. Tout ce petit cimetière, étroit comme les terrasses des temples, à Delphes, ou à l’acropole d’Athènes, était gorgé de cercueils et de débris humains. Les nouveaux morts délogeaient les plus anciens. On rouvrait les vieilles fosses pour faire de la place aux derniers cadavres, et les ossemens exhumés étaient entassés dans le charnier.

Ce charnier nous fascinait et nous épouvantait en même temps. C’était une misérable chapelle sans clôture, adossée au flanc droit de l’église. Au fond, sur un autel à moitié pourri par l’humidité, il y avait une antique statue de sainte Anne guidant la Sainte-Vierge, des chandeliers de bois, des vases peints de couleurs vives, où étaient plantés des bouquets de fleurs artificielles. Mais, par les soins des personnes dévotes aux âmes du purgatoire, un reposoir permanent encombrait les marches et la table de l’autel. On y apportait toutes les fleurs qu’on pouvait trouver et on utilisait pour elles tous les récipiens imaginables. De grosses touffes de bluets et de coquelicots trempaient dans des pots de grès, rehaussés de bariolages bleuâtres, — ces pots où l’on conserve, en Lorraine, le beurre et les marmelades de fruits.

Le reposoir nous attirait, comme un buisson odorant attire les guêpes. Mais nous n’osions pas tourner la tête vers le côté gauche du charnier. Car on y distinguait, dans la pénombre, d’abord le brancard qui servait à porter les cercueils, et, au-dessus du brancard, des rangées de planches, où s’alignaient des têtes de morts, dont les grands yeux vides nous regardaient. Et pourtant, malgré ces funèbres témoins, nous continuions à fréquenter le charnier. C’était un de nos lieux d’élection. Les belles fleurs des reposoirs nous cachaient les crânes grimaçans.

Tout le cimetière, d’ailleurs, était, pour nous, comme une forêt vierge, où nous nous lancions à la découverte, Au fond, derrière le chœur, il y avait de vieilles tombes profondément enfouies sous les orties. Ça et là, des débris de sculptures jonchaient le sol. Pour les ramasser, il fallait se frayer un chemin à travers les orties maudites qui, là aussi, pullulaient. Des poules caquetaient entre les hautes tiges velues et les feuilles hérissées de piquans. Nous avancions bravement… Mais, soudain, une apparition horrifique nous médusait : un dindon