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nous subissions, résignés, le niveau commun. La moindre velléité d’affirmation, en dehors des formes et des règles séculaires, nous semblait un acte de démesure.

Et puis, des coups de détresse nous soulevaient, âpres et violens comme les grands vents froids qui labourent nos terres. Un souffle de révolte passait : oh ! s’en aller ailleurs, briser le cercle de médiocrité où nous étouffions !

Mais le bon sens prosaïque de la race dissipait bien vite ces vaines tempêtes. Imaginations, chimères que tout cela ! On n’était pas au monde pour écouter les caprices de sa tête, ou de son cœur. Il fallait se discipliner, prendre sa place dans le rang, faire comme les autres, lutter contre toutes les hostilités permanentes de notre terre, la dureté du climat, l’indigence de la terre, la menace obscure de l’ennemi si proche. La vie était chose sérieuse et triste. Ah ! non, certes, on n’était pas là pour s’amuser. Travailler, se battre, prier, voilà la vie ! Dans mon enfance, je n’ai guère connu, chez nous, que des laboureurs, des soldats et des prêtres.

Discipline rigoureuse, impitoyable à toute fantaisie qui risquait d’étouffer les parties délicates et tendres de nos âmes, pour n’en laisser subsister que les vertus combatives ! Mais, au demeurant, cela était bon et salubre. Cette discipline nous fouettait le sang, comme un air de gel, le matin, sur nos grandes routes, — ces grandes routes blanches de la Meuse, où planait toujours le vol sinistre des corbeaux, et où nous entendions sonner, dans la rumeur du vent, le pas cadencé des cavaliers ennemis.


LOUIS BERTRAND