Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à leurs avances et même à leurs regards, évitent avec eux toute relation, même banale, portent presque toutes des habits de deuil et observent une dignité de maintien qui se manifeste à tous les degrés de l’échelle sociale. A Saint-Denis, où la Garde prussienne est cantonnée pendant l’occupation et entretient, grâce à sa discipline, de bons rapports avec les habitans, les soldats se lamentent de n’avoir jamais pu trouver, comme autrefois à Potsdam, une bonne ou une cuisinière pour tromper la solitude de leurs promenades[1]. A Orléans, les jeunes officiers perdent leur temps à chercher « certaines dames, » ce qui déroute toutes leurs notions sur la moralité française. Au Mans, ils donnent, après l’armistice, des courses de chevaux où ils espèrent voir venir les familles distinguées de la ville : aucune n’y parait : « Je dois avouer, déclare à ce sujet Kretschmann, que cette réserve systématique et exclusive de la curiosité m’en impose d’autant plus qu’on ne la trouverait pas chez nous[2]. » Cette dernière réflexion, qui revient comme un refrain dans ses lettres et dans celles de ses collègues, nous fait toucher du doigt un point douloureux pour l’amour-propre germanique. Dans plusieurs villes d’Allemagne, et notamment à Berlin, les dames de la société avaient témoigné aux officiers français prisonniers, réputés pour des modèles d’élégance et de bon ton, un empressement où la compassion n’avait que peu de part et dont les manifestations déplacées scandalisaient le roi Guillaume lui-même[3].

Au contact des populations envahies, certains officiers en arrivent ainsi à éprouver envers elles un sentiment qui ressemble à l’estime ou à la sympathie. Chez les uns, cette inclination naissante ne s’exprime pas sans critiques. Tel est par exemple le lieutenant d’artillerie Ubisch : cantonné à Croisset, près de la maison de Flaubert, et sollicité par son hôtesse de lui donner son impression sur la société française, il apprécie en termes sévères la corruption et le scepticisme des hommes, mais il fait un éloge dithyrambique des femmes, dont il loue, non seulement la réserve, mais le dévouement sans limites au pays et l’esprit de fraternité en face de l’invasion[4]. Sur

  1. Von Pfeil, p. 283.
  2. Kretschmann, pp. 229 et 298 ; cf. pp. 201, 297, 299, 304 ; et Fausel, p. 112.
  3. Wilinowski, pp. 27 et 37 ; von Pfeil, p. 129 ; Krokisius, p. 307.
  4. Ubisch, p. 249.