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d’autres, le charme de la France a opéré assez complètement pour qu’on puisse prononcer à leur sujet le mot de conquête morale. Fontane rencontre après l’armistice des officiers de chasseurs absolument enthousiasmés du pays et de ses habitans ; il ajoute qu’ils sont loin de représenter une exception parmi leurs camarades. Plus tard, dans un restaurant de Sedan, il entend trois généraux prussiens, assis à un table voisine, échanger leurs vues sur la guerre actuelle, s’élever en termes très énergiques contre la légende qui représente la France comme en décadence, et pour réfuter cette assertion, rendre à son courage, à sa vitalité dans le malheur, à ses vertus même un hommage qui tourne à l’apologie sans réserves[1]. Voilà une singulière illustration du vieil adage : Græcia capta ferum victorem cœpit.

Cette estime tardive ne s’explique pas seulement par l’attrait d’une aimable civilisation. L’Allemand a trop le culte de la force pour ne pas la respecter chez ses adversaires. Ce qui lui en impose, malgré lui, dans la France vaincue, c’est le ressort moral que révèle la ténacité de sa résistance. Le soir de Sedan, tous les officiers étaient persuadés que la nation manquerait à l’armée, comme l’armée avait manqué à la nation, et que la guerre était terminée. « Pour la première fois, écrit l’un d’eux, nous commîmes la faute de déprécier nos adversaires. Nous ne pouvions soupçonner qu’un jeune avocat méridional prendrait en mains les rênes du gouvernement, exciterait dans le peuple français un enthousiasme jusqu’alors inconnu et ferait sortir du sol des armées dont les chefs se rangeraient sous ses ordres. Sauver son pays était au-dessus de ses forces ; mais malgré tant de disgrâces, il lui apporta la gloire. Si la France avait traité après Sedan, elle serait morte sans honneur. Son héroïsme malheureux a rempli le vainqueur d’admiration[2]. » Il serait difficile de trouver sous une plume française un plus bel éloge de l’œuvre de la Défense nationale.

Ce jugement d’ensemble concorde d’ailleurs avec les réflexions de tous les combattans. La mort du curé de Bazeilles arrache à l’un d’eux, témoin de son héroïsme, cette exclamation : « Chapeau bas devant de tels hommes ! et plaise au ciel qu’au jour du danger notre patrie allemande puisse en trouver de

  1. Fontane, II, pp. 48 et 65.
  2. Von Pfeil, p. 106.