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avec deux conseillers de préfecture, récemment arrivés du fond de la Prusse, et il les entend s’exprimer dans les termes les plus grossièrement méprisans sur leurs nouveaux administrés, se vanter d’avoir menacé de faire fusiller ceux qui répandent des bruits favorables à la France, et recommander à leur égard l’emploi d’une méthode qu’ils caractérisent d’un mot : scharf anfassen (empoigner solidement). En suivant sur le visage de deux notables indigènes, présens à l’entretien, l’impression de stupeur produite par ce langage déplacé, Fontane ne peut se défendre d’un douloureux pressentiment de l’avenir[1]. C’était toute l’histoire future de la politique prussienne en Alsace dont cette scène lui présentait en raccourci une vision anticipée !

Le récit de ce petit incident n’est d’ailleurs pas le seul qui suggère entre le passé et le présent un involontaire rapprochement. Lorsqu’on dépouille les mémoires des vétérans de l’avant-dernière guerre, la comparaison avec leurs successeurs d’aujourd’hui s’impose à l’esprit comme une obsession. On retrouve, dans l’âme de tous, les mêmes instincts de brutalité et de grossièreté, retenus encore chez les uns par l’incertitude du succès final, épanouis et développés chez les autres par l’espérance de l’impunité ; l’emploi des mêmes méthodes de répression, que les premiers ont essayées en parvenus de la victoire, avec une timidité relative, et les seconds, appliquées en théoriciens de la violence, avec une inexorable rigueur ; le même mélange de haine aveugle et de sympathie forcée ou affectée envers cette France dont ils rêvent d’abaisser l’orgueil, mais dont ils ne peuvent s’empêcher de subir le charme. En 1914, les envahisseurs sont donc restés tels qu’ils s’étaient révélés en 1870 : d’une guerre à l’autre, leurs adversaires seuls ont changé, et, avec leurs adversaires, leur fortune.


ALBERT PINGAUD.

  1. Fontane, II, p. 300.