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républicaines, aux principes de liberté aristocratique, aux formes constitutionnelles, par point d’honneur et par fidélité au passé, sans être pour cela un « fou » ou un « Don Quichotte. » Devant les tergiversations de Cicéron entre César et Pompée, il est commode de rire : mais de deviner pourquoi un esprit honnête et clairvoyant, au milieu d’une situation très embarrassée, s’est senti à la fois attiré et repoussé par chacun des deux partis, pourquoi il a tant tardé à se décider, et pourquoi, à la fin, il s’est décidé en tel sens plutôt qu’en l’autre, ne serait-ce pas plus équitable, plus humain, et plus véritablement scientifique ? Un de nos orateurs socialistes les plus spirituels disait un jour : « Chaque fois que je discute avec un adversaire, je suis tenté de lui donner raison contre moi. » Voilà une tentation dont Mommsen n’a jamais dû avoir à se défendre ! Il inclinerait plutôt à croire que tous ceux qui se sont rangés dans un parti hostile au sien sont des coquins ou des mais : se mettre à leur place, même pour une heure, exigerait une abnégation trop difficile pour un homme d’une aussi forte personnalité.

L’impuissance à sortir de soi se traduit encore chez lui par une autre habitude, celle de rapprocher sans cesse le passé du présent, comme s’il ne pouvait oublier les préoccupations actuelles. Les allusions contemporaines, dans l’Histoire romaine, sont nombreuses et célèbres ; elles ont été souvent raillées. Il en est, à vrai dire, de fort légitimes : lorsque Mommsen compare le secours prêté par les Gaulois à Hannibal à celui que les Polonais ont apporté à Napoléon, ou lorsqu’il dit qu’il y a eu entre les nobles et les chevaliers les mêmes rapports qu’entre les lords et les négocians de la Cité de Londres, il ne se sert de l’histoire moderne que comme d’un moyen pour définir plus clairement les faits anciens. Mais parler de Scharnhorst à propos d’Hamilcar Barca, de Joseph II à propos d’Antiochus Épiphane, de Coblentz à propos des sénateurs pompéiens « émigrés » en Épire, assimiler Pompée à La Fayette et à Dumouriez (qui, au surplus, diffèrent assez l’un de l’autre), c’est abuser d’analogies superficielles. Si ce n’était qu’un tic de narrateur, cela serait amusant, rien de plus. En réalité, cette manie provient de ce que Mommsen, tout en traitant des choses d’autrefois, songe à celles d’aujourd’hui. Toujours, il a devant les yeux la société actuelle, avec ses problèmes et ses luttes ; il veut agir sur elle,