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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/773

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Boissier : « Mommsen a vécu toute sa vie avec Rome, mais il ne l’a pas comprise. » Disons simplement qu’il en a compris l’organisation matérielle, politique, juridique, militaire ou commerciale, mais beaucoup moins bien l’âme profonde et secrète. Et ne nous en étonnons pas trop : le sentiment religieux, le plus obscur de tous en même temps que le plus puissant, est tel qu’on ne peut le comprendre, à moins d’une intuition très fine, quand on ne l’éprouve pas.

Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus défectueux dans l’intelligence psychologique de Mommsen, à son manque d’ « objectivité. » Les Allemands, comme on sait, font un prodigieux abus de ce mot ; mais la chose leur est bien étrangère. Chacun de nous a évidemment une certaine peine à sortir de soi pour comprendre les façons de penser qui lui sont étrangères, mais ce qui est difficile aux autres hommes est à peu près impossible à nos voisins : leur maladresse n’a pas d’autre cause, leur maladresse dans la vie privée et aussi leur maladresse diplomatique, leur inaptitude à se mettre, si l’on ose dire, « dans la peau » d’un Anglais ou d’un Belge, d’un Français ou d’un Américain. Cette espèce d’égoïsme intellectuel, inséparable de l’égoïsme proprement dit, Mommsen n’en est pas dépourvu. Il entre malaisément dans les raisons de ceux qui ne pensent pas comme lui. En cela, il est aux antipodes de Sainte-Beuve, qui, sceptique et sensuel, nous a pourtant laissé de l’austérité janséniste les portraits les plus vrais et les plus respectueux. Mais pourquoi citer Sainte-Beuve ? Chez nous, même les écrivains à système savent sentir et aimer ce qui ne cadre pas avec leurs théories personnelles. Taine, que ses doctrines d’art poussaient bien plus vers Shakspeare ou Balzac que vers notre littérature classique, n’en a pas moins dépeint avec une délicatesse exquise la grâce mesurée d’un Racine ou d’un La Fontaine. N’attendons pas de Mommsen de pareils miracles de sympathie critique. Non seulement il a pour certains personnages de l’histoire des préférences passionnées, ce qui est fort naturel, mais, envers ceux du camp adverse, il reste impitoyablement fermé. Il les condamne d’un mot, sans le moindre effort pour se rendre compte de leurs motifs plausibles. Il est césarien : c’est son droit. Mais on voudrait qu’il essayât de lire dans l’esprit des ennemis de César. On voudrait qu’il comprit comment Caton a pu s’attacher obstinément aux traditions