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l’Etat a absorbé tous les cantons et tous les individus, il doit, pour perfectionner son œuvre, s’absorber à son tour dans un chef, qui en soit la synthèse visible, et qui en centralise toutes les aspirations aussi bien que toutes les puissances. S’il est permis de parler le langage de Nietzsche, — de ce Nietzsche dont la pensée présente avec les doctrines mommséniennes de remarquables affinités, — le « surpeuple » doit s’achever en un « surhomme. »

Nous voici maintenant en présence de la forme politique la plus belle selon Mommsen, la forme « monarchique, » ou plutôt césarienne. Il a pour maxime que « les hommes ordinaires sont destinés à servir, et que jamais ils ne regimbent contre leur lot, pourvu qu’ils se sentent sous l’œil de leur maître. » L’essentiel, c’est que ce maître en soit bien un, dans la forte acception du terme. Car Mommsen, précisément parce qu’il est passionné pour le césarisme, est impitoyable pour les maladroits qui en essaient de pâles contrefaçons. L’ « immoralité » de la conduite de l’aîné des Gracques (le mot est de Mommsen) n’est pas d’avoir fait appel à la violence, c’est d’être resté à mi-route dans la révolution qu’il a tentée et qui devait aboutir normalement à l’établissement d’un pouvoir personnel. « Il n’a jamais eu l’ambition d’être roi, dit-on ; à le justifier ainsi, on ne fait que l’accuser davantage. » Plus audacieux, Marius et Cinna sont cependant trop dépourvus de résolution : l’un tremble d’être compromis par les violences effrontées de ses partisans, voudrait tout ensemble tirer profit du crime et s’en laver les mains ; l’autre, porté à la toute-puissance par le caprice du hasard plutôt que par un effort réfléchi de sa volonté, ne sait pas en user, se comporte « comme un roi fainéant. » Quant à Pompée, c’est le plastron favori de Mommsen, qui ne se lasse pas de lui asséner des moqueries formidables sur sa gaucherie empesée, sa perplexité mal déguisée sous des affectations de gravité solennelle, sa timidité, son incorrigible indécision, et qui lui concède tout juste l’envergure d’un « bon caporal. »

En regard de ces médiocres, Mommsen élève très haut ceux qui sont allés jusqu’au bout de leurs désirs et de leurs chances : d’abord Caius Gracchus, qui, bien moins naïf que son frère, a eu la conscience complète de ce qu’il faisait, est devenu « usurpateur de propos délibéré, » et a vraiment « fondé la tyrannie, la monarchie napoléonienne, absolue, anti-féodale,