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anti-théocratique. » Puis Sylla : car, très indifférent aux dénominations politiques, Mommsen se soucie peu que le « tyran » s’intitule aristocrate ou démocrate, pourvu qu’il soit bien et dûment tyran, et Sylla lui parait le légitime successeur de Gaius Gracchus, l’authentique précurseur de César. Il aime chez lui la décision froide et tenace, l’ironie, « l’énergique mépris pour le formalisme constitutionnel ; » il l’absout volontiers de ses cruautés, simples mesures de guerre nécessitées par la situation ; il loue même « la franchise et la modération relative de ses actes, » enfin, — avec cette sérénité dans le paradoxe qu’affichent souvent les intellectuels d’outre-Rhin, et qui fait douter s’ils sont d’énormes inconsciens ou de monstrueux pince-sans-rire, — il le rapproche expressément… de Washington. Voilà beaucoup d’enthousiasme : Mommsen, cependant, n’en dépense pas tant pour Sylla qu’il ne lui en reste plus encore pour César. Ah ! celui-là, c’est « le grand homme, l’homme complet : » son historien, confondu, s’avoue découragé par la beauté parfaite du modèle dont il ne peut donner qu’une idée affaiblie. César a tout pour lui. Il est « né souverain : » il n’y a que les « maniaques » comme Caton, ou les « girouettes » comme Cicéron, pour ne pas sentir son ascendant. Séduisant et passionné, il garde néanmoins une tête lucide, un esprit « positif et réel, » réfractaire à la poésie (ce qui est une supériorité de plus). Mommsen exalte, non seulement ses très réels mérites de chef d’Etat et de chef d’armée, mais aussi des vertus plus contestables, sa bonté, son désintéressement. S’il osait lui adresser une critique, ce serait tout au plus celle de n’avoir pas assez fait appel à la force matérielle, d’avoir cru qu’il pourrait fonder une monarchie sans se servir de l’armée comme base principale. Mais cette légère tache se perd dans le rayonnement de sa gloire, d’une gloire telle que Mommsen ne peut la contempler sans pleurer de tendresse : « César est le type de l’homme d’Etat qui renonce à la faveur du siècle en vue des bénédictions de l’avenir… Devant la grandeur de son œuvre, tous s’inclinent sans distinction d’époque ni d’école. Du moment qu’ils savent apprécier les merveilles de l’humanité, ils sont tous émus, ils le seront toujours, jusqu’à la consommation des temps futurs. » N’objectons pas que la domination césarienne, sous sa forme parfaite, n’a pas duré longtemps. Mommsen sait bien que les vrais « monarques » sont rares, un à peine en