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faussent toute notre politique allemande et nous préparent des complications avec l’Europe. Ce ne serait pas la première fois que la Prusse chercherait à mettre dedans les autres et quelle n’aboutirait qu’à rester entre deux selles. »

Il est évident que ces deux hommes ne pouvaient s’entendre et on comprend aisément qu’ils ne se fussent jamais entendus. Plus tard, les griefs réciproques que nous avons énumérés avaient aggravé cette incompatibilité d’humeur. Mais, tandis que Bismarck formulait les siens avec un déchaînement de railleries, de remarques acerbes, voire de colère, ceux du kronprinz et de sa femme affectaient le plus souvent la forme d’une indifférence hautaine et du mépris. Ce fut pire lorsqu’ils purent constater que le chancelier profitait de son influence sur leur fils pour le détacher d’eux et qu’il employait à cette œuvre abominable sa propre famille que le jeune Guillaume ne quittait plus. La maison des Bismarck était devenue sa maison. Il y trouvait dans la personne du chancelier un professeur et un conseiller, dans celle de la princesse une mère, et dans celle d’Herbert de Bismarck un compagnon de plaisirs.

Cette situation, qui infligeait un démenti douloureux aux espérances qu’ils avaient fondées sur ce fils, déchirait leur cœur. Pour mesurer la profondeur de cette blessure, il faut se rappeler ce qu’en 1871, alors que le quartier général prussien était encore à Versailles, le kronprinz Frédéric écrivait dans son journal :

« Guillaume a aujourd’hui treize ans. Puisse-t-il grandir pour devenir un homme capable, honnête et loyal, un véritable Allemand prêt à continuer ce qui a été commencé ! Le Ciel soit béni ! Il existe entre lui et nous des relations simples, cordiales et naturelles que nous chercherons à conserver, afin qu’il puisse toujours nous considérer comme ses plus vrais et ses meilleurs amis. Quelle effrayante pensée que celle des espérances qui reposent sur la tête de cet enfant ! Et quelle responsabilité est la nôtre envers le pays pour une éducation que des considérations de famille, des questions de rang, la vie de la Cour à Berlin et tant d’autres circonstances tendent à rendre si difficiles ! »

Dans ce fragment d’un journal intime rendu public vingt ans plus tard, alors que son auteur venait d’expirer, on devine,