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l’empereur Frédéric « comme un fainéant, » condamné par la maladie au silence et à l’inaction et qui n’était pas à sa place sur le trône. Au mois de février précédent, lors de son voyage à Londres, le fils du chancelier n’avait-il pas poussé le manque de respect jusqu’à oser dire au prince de Galles, le futur Édouard VII, « qu’un empereur incapable de discuter était incapable de régner ? » En racontant ce trait à Hohenlohe, huit jours après la mort de Frédéric III, l’Impératrice veuve ajoutait « que la crainte seule de nuire aux relations des deux pays avait empêché son frère de jeter cet impertinent à la porte. »

Ce qui aggravait aux yeux du prince de Galles le propos qu’il venait d’entendre, c’est qu’il savait que le comte Herbert vivait dans l’intimité du kronprinz et qu’on pouvait supposer qu’en se prononçant aussi cavalièrement sur l’Empereur, il avait exprimé l’opinion de Guillaume. Il y a lieu de faire remarquer en passant qu’à cette époque, le fils du chancelier avait lassé tout le monde par ses allures hautaines, par ses prétentions, sa suffisance, sa légèreté dans l’exercice de ses fonctions de secrétaire d’État, et la désinvolture avec laquelle il traitait les plus grands personnages de l’Empire, voire le maréchal de Moltke, sur lequel on l’avait vu tenter de prendre le pas dans une réception diplomatique.

Quant au kronprinz, on peut se demander si, lorsqu’il multipliait envers le prince de Bismarck tant de marques de confiance et d’admiration, il était sincère ou tout au moins sans arrière-pensée. À la cour de Berlin, quelques personnes en doutaient, en se fondant sur divers faits peu importans en apparence, mais qu’elles jugeaient significatifs.

« Ils font bon ménage aujourd’hui, disait-on ; mais en sera-t-il de même lorsque le prince Guillaume sera empereur et lorsque la volonté du chancelier voudra prévaloir sur la sienne ? »

En attendant, Bismarck jouissait avec une complaisance non dissimulée de la faveur du kronprinz et y puisait la certitude de la durée de son pouvoir de plus en plus consolidé. C’est de bonne foi qu’il se croyait indispensable. « Quel serait le résultat, s’il s’en allait ? » — « Son départ n’ouvrirait-il pas la porte à toutes les extravagances ? » Ces questions reviennent à tout instant dans ses entretiens et autorisent à penser qu’après avoir considéré comme un devoir patriotique de ne pas