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abandonner un empereur mourant, il s’était convaincu que le même devoir l’obligeait à rester auprès du successeur afin de le faire profiter de son expérience. N’était-ce pas un bienfait pour l’Empire qu’il eût gagné la confiance de ce jeune prince, à qui la mort de son père pouvait imposer d’un moment à l’autre la lourde charge du gouvernement ? Le chancelier était en droit de se féliciter qu’en une aussi grave occurrence, ce qu’il appelait le devoir fût d’accord avec l’ardent désir dont il était possédé de ne pas descendre du faîte où l’avait porté une invraisemblable fortune, de ne pas se dépouiller de cette dictature dont il tirait orgueil et que dénonçait la princesse impériale lorsqu’elle disait de lui :

— Cet homme est un nouveau Cromwell.

Devenue impératrice, résignée à tolérer sa présence et à le laisser gouverner, puisque son concours était indispensable, elle dissimulait son ressentiment et ne s’exprimait plus sur lui avec la même liberté qu’autrefois. Elle le ménageait pour ne pas envenimer une haine dont elle avait tant souffert et dont son époux eût été la victime plus encore que par le passé. Mais elle n’en souffrait pas moins cruellement, et lui avec elle, en voyant leur fils tombé au pouvoir de cet intraitable ennemi. Chaque témoignage de faveur donné par le kronprinz à Bismarck était pour ses parens un coup de poignard. La vie familiale des Hohenzollern a été à cette époque enveloppée de trop de mystère pour qu’on puisse se flatter d’en dévoiler les péripéties sans s’exposera travestir la vérité. Il en est qui échappent à l’Histoire parce qu’elles n’ont eu d’autre témoin que des personnages intéressés à les taire ou à les faire oublier. Mais il a été alors de notoriété publique qu’à maintes reprises, l’Empereur et l’Impératrice ont adressé d’amers reproches à leur fils, pour l’affectation qu’il mettait à frayer avec les Bismarck, et à, recevoir d’eux, avec une bruyante reconnaissance, des témoignages de dévouement. Il n’est pas douteux qu’il a protesté contre ces reproches d’un accent de révolte. On le disait à Berlin, et il semble bien qu’on disait vrai. Il est au moins certain qu’à la Cour, deux camps s’étaient formés, le camp de Charlottenbourg et le camp de Schloss. A Charlottenbourg, résidait l’Empereur. A Schloss, c’est-à-dire le palais de Marmor, à Potsdam, résidait le prince Guillaume. Les deux résidences étaient bien en réalité deux camps ennemis, deux forteresses rivales, armées