Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/888

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’appelant par son nom le reconnurent, témoins des temps où il était leur compagnon de fête et de ripaille.

Au fond de la pièce, à la table d’honneur, présidait, dans le tumulte des chants et des hurlemens, un grand vieillard sec, au visage hirsute, le front découvert, les yeux durs sous les broussailles épaisses. Une longue barbe blanche et frisée tombait sur sa tunique noire. C’était Papa Jahn, le brutal éducateur et l’âme du mouvement. Il avait endossé l’uniforme des Chasseurs de la Vengeance et surveillait l’arrivée des enfans de sa haine. Ce n’est pas sans malaise que nous voyons parmi ces échevelés une figure française fort sympathique, le baron Toussaint de Charpentier, un savant minéralogiste qui était accouru pour voir ce mouvement et qui connaissait Théodore Körner depuis sa maison paternelle. Ce dernier eut hâte de se déguiser en chasseur romantique, et bientôt on l’aperçut devant les yeux enthousiastes de la belle Mme de Lutzow dans sa tenue noire, le pantalon long et des guêtres de même couleur. Sa noire crinière bouclée à la Titus fait une toison rebelle à son front entêté. Le comique voisine avec le tragique. Le menton, engoncé dans l’énorme col noir de sa tunique, jaillit de ce carcan que rejoignent les courts favoris à la mode philistine. Une paire de pistolets, une corne à poudre, un poignard sur la poitrine, une épée au côté complètent l’équipement auquel va se joindre la carabine.

Ainsi armé jusqu’aux dents, il part le même jour avec une troupe du corps franc. Ce n’était ni un régiment ni des bataillons, mais bien des bandes désordonnées qui, en chantant et au bruit des fanfares et des tambours, quittaient les faubourgs pour s’installer provisoirement dans un camp, près du village de Zobten où ils devaient s’entraîner pour la guerre.

Dès l’arrivée au camp, des procédés singuliers de réclame entretiennent l’ardeur. On jette par les fenêtres, sur des soldats qui défilent, de longs papiers verts et rouges sur lesquels on lit une chanson entraînante. Les camarades se mirent à la chanter et elle devint le premier lied de marche des Vengeurs. Elle était de Théodore Körner.

Le 27 mars, à Rogau, eut lieu la bénédiction solennelle du corps franc. C’était à la tombée de la nuit. Qu’on s’imagine un crépuscule glacial tombant sur la plaine humide et boueuse. Une église qui, de loin, semble une grange au grand toit, aux