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angles secs, sans clocher et sans ornement. De longues fenêtres coupent les murs, et un portail cintré montre une lourde porte paysanne à ferrures grossières. Pourtant, l’observateur attentif s’aperçoit que, même dans ce coin hospitalier, quelques formes françaises, dégénérées certes, ont pénétré jusqu’à ce temple. Un rien, un rappel de rococo de village, mais un peu de France tout de même, ne fût-ce que pour affirmer dans ce foyer de haine l’empreinte obstinée qu’elle avait laissée sur les plus lointaines contrées de la Germanie.

Ce lieu à peu près inconnu, laid, misérable et triste, a pourtant la plus haute importance pour l’histoire de la France et de l’Allemagne. De ce fruste monument de Rogau partit en réalité le mouvement qui, tantôt enflé dans la lutte ouverte, tantôt endormi dans une longue période de 1813 à 1870, aboutit enfin à l’immense conflagration européenne des jours présens.

Là, plus de mille jeunes hommes, étudians et ouvriers, s’engouffrent, s’écrasent, couverts de leurs manteaux noirs. L’édifice est à peine éclairé. Quelques chandelles fument sur l’orgue. C’est tout. Leur vacillement s’agite derrière les balustres découpés de la tribune où se tient l’organiste. Des lueurs fauves et incertaines courent à travers l’atmosphère étouffante. La salle se remplit sans cesse dans un mystérieux cliquetis d’armes ; de courts tressaillemens des éperons s’entre-choquent sur les dalles ; des lumières rapides comme des éclairs se fixent un instant sur les poignées des sabres.

L’orgue poussiéreux, aux longs tuyaux ternis, se met à souffler, à peiner, et soudain, en une clameur formidable, ébranlant l’édifice et emplissant les voûtes crépusculaires, le choral de Luther : Une solide forteresse est notre Dieu, roule, tel un tonnerre, de toutes ces gorges rauques, non pas sur le ton somnolent des paisibles dimanches bourgeois, mais sur le rythme de combat que la Réforme avait propagé dans sa période de violence, lorsque le tocsin sonnait et que les ruisseaux des villages étaient pleins de sang.

Toute la nuit les cris et les chants retentirent dans cette église et autour de ce village parmi les chevaux qui attendaient sous la pluie l’heure du départ, le long des grandes routes désolées. Enfin, à l’aube, après la bénédiction des armes, les corps francs se mirent en mouvement. Les habitans, debout au milieu de la chaussée, se découvrirent, et bientôt les masses