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qui tout ce qui fait blessure prend une particulière acuité. Une sensibilité excessive, un esprit trop pénétrant, lui avaient fait une âme naturellement douloureuse.

On en avait l’impression, rien qu’à le voir et à l’entendre, et sans qu’il fût besoin d’avoir pénétré dans son intimité, qu’au surplus il protégeait d’une discrétion attentive et d’une réserve jalouse. Je ne songe pas à faire son portrait qui est trop connu, mais seulement à montrer combien l’homme était ressemblant à son œuvre. Tout en lui était élégance et distinction, et disait l’homme du monde plutôt que l’ouvrier de lettres ; ses manières étaient d’une correction parfaite, d’une politesse surveillée et raffinée. Sa courtoisie était proverbiale : nul ne poussa plus loin la probité du commerce, la sûreté des relations, la fidélité en amitié. Si mince que fût le service reçu, il ne l’oubliait plus et mettait sa coquetterie à le rendre avec usure. Son apparente froideur n’était que pour écarter les démonstrations importunes dont il avait horreur, comme de tout ce qui dépassait la mesure et qui sonnait faux. Il poussait jusqu’à une sorte d’inquiétude maladive cette recherche du vrai par-delà tous les faux-semblans. Ce qui frappait dans sa physionomie tourmentée, c’était, sous la haute arcade des sourcils très marqués, le regard clair, pénétrant, insistant, de ces yeux d’un bleu pâle, d’un bleu d’acier, qui se posaient sur les choses et sur les gens, avec un air de vouloir leur arracher leur secret. Sa conversation, du tour le plus spirituel et de la plus charmante urbanité, se relevait d’une pointe d’ironie. Il parlait peu, d’une voix lente et voilée, avec l’évident souci de ne jamais heurter une convenance, et la crainte toujours en éveil de froisser ou de chagriner l’interlocuteur. Mais souvent un mot incisif, une remarque aiguisée en épigramme, une boutade façonnée en manière d’aphorisme trahissait chez lui le foncier désenchantement.

Non certes qu’il eût à se plaindre de la vie, et il ne s’en plaignait pas. Né dans une famille de bourgeoisie aisée, et n’ayant jamais eu à compter avec les nécessités matérielles, il avait pu n’écouter que ses goûts dans le choix d’une carrière. Il avait tâté d’abord de la diplomatie. Une nomination qui l’envoyait dans l’Amérique du Sud acheva de le renseigner sur sa véritable vocation. Désormais il appartint uniquement aux lettres. Le succès lui vint très vite : j’entends par-là d’abord cette complète réussite artistique, récompense et joie suprêmes